Le montreur d’ours
Il va de village en village avec
son ours de Sibérie, un bel animal capturé tout petit dans la forêt de
Listvianka, au dessus du lac Baïkal (lequel contient 20% des réserves d’eau
douce de la planète, ce qui n’empêcha pas l’auteur de ce livre de mettre les
pieds dedans, soit dit en passant comme toute chose). Des chasseurs avaient tué
la mère. Il adopta l’ourson.
Il a bu mon lait comme si
j’étais elle.
Puis il est devenu ce magnifique
animal de six cents kilos, haut de deux mètres, au pelage presque noir. Une
bête de cette taille vous décapite d’un seul coup de patte. Omnivore comme tout
un chacun : si la purée de carotte ou le miel viennent à manquer, il se
contente d’un rôti proprement dévêtu et déchaussé qu’il dévore ensuite avec les
grandes fourchettes extraites de ses manches de fourrure.
Mais Omoul n’a jamais tué
personne.
Brave bête docile et bien nourrie
à laquelle il a appris à danser en rond, à bercer une poupée, à rattraper un
ballon, puis encore à hocher la tête de haut en bas ou de droite à gauche en
réponse à ses questions. Veux-tu une pomme ? L’ours acquiesce. As-tu voté Poutine ?
L’ours dément, et fait claquer ses babines. Ils se sont montrés partout en
Russie, il est temps d’exporter le spectacle.
Nous avons obtenu un visa pour
la France.
L’exil est une épreuve amère. Quand
l’avion a survolé le Baïkal, Omoul a laissé échapper un petit gémissement.
Ensemble, ils vont de foire en foire. L’ours porte un large collier clouté de cuir
rouge qu’une chaîne relie au bracelet renforcé de son maître. Quand ils
arrivent sur la place, on s’attroupe, on ouvre de grands yeux. Des ours, on en
a vu souvent, mais :
Un montreur d’ours !
Eric Chevillard, Dans
la zone d’activité, Fata Morgana, 2014, p. 53-54.
Le boucher, le clown,
l’ophtalmologiste, le maraîcher, le brancardier, le maître-nageur, le vitrier,
le libraire, le directeur des ressources humaines, le guide de haute montagne,
le saisonnier, le mathématicien, le chargé de communication, le notaire, le
grutier, le coureur de 100 mètres, le montreur d’ours (ci-dessus), l’antiquaire,
le berger, le médecin, le torero, la caissière, le maroquinier, le marchand
d’armes, la trapéziste, l’huissier, le pape, le rédacteur funéraire se
retrouvent donc dans la zone d’activité d’Eric Chevillard. C’est souvent
féroce car on sait l’homme mauvais, hargneux, haineux même, et pourtant, une
fois n’est pas coutume, je suis resté légèrement sur ma faim. Il manquait
quelque chose. Et d’un coup, cette évidence : le patron de presse !
Il a oublié le patron de presse. Avouez que c’est dommage.
(Une précision. Personnellement
j’ai lu, je lirai sans doute encore Modiano avec bonheur. Et je trouve
qu’émettre des réserves quand on en a sur l’un des nombreux livres d’un auteur
justement reconnu, c’est une marque de considération bien plus forte que
l’admiration béate que l’on voue trop souvent à des figures illustres alors que
seule l’œuvre compte. Nous sommes sans doute quelques-uns à l’entendre de la
sorte. Des réserves, je n’en ai pas à proprement parler concernant Dans la
zone d’activité, sinon je ne le citerai pas ici ; mais si vous n’avez
jamais lu Chevillard chez Fata Morgana, je vous conseillerai de passer en
priorité par le Péloponnèse, qui conserve ma préférence.)
J'ai bien peur, après avoir lu ces extraits, de Dans la zone d’activité et de Péloponnèse, de m'employer prochainement à lire les deux... Et je suivrais l'ordre que vous conseillez.
RépondreSupprimerJe ne saurais dire pourquoi mais j'ai pensé à Ponge. Cette attention aux choses, aux éléments sans doute. Bravo pour votre blog de si belle tenue... Je ne manquerai pas de revenir, ni de lire vos livres d'ailleurs...
Et sans doute aussi cette Rage de l'expression. (Merci !)
SupprimerJe suis déjà passée par le Péloponnèse, il me reste la zone d'activité...
RépondreSupprimerBien ridiculisé, de part et d'autre tout de même le patron de presse. D'autres que Chevillard s'en sont chargés. Et c'est peut-être mieux que Chevillard n'y apporte rien de plus. Il faut se plier trop bas pour ramasser ces bassesses...
Et cependant le Patron de presse est un beau sujet, je trouve.
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