lundi 8 décembre 2014

J’ai de la chance.



L’autre jour j’étais en voiture et je me disais que j’avais de la chance. « Je », je veux dire celui qui en moi écrit ; j’ai sans doute de la chance ailleurs aussi mais c’est un autre sujet. Et puis je tombe sur une interview de Volodine (c’est dans Livre-Hebdo mais il faut être abonné ; je ne sais pas d’ailleurs comment j’y ai eu accès, là je ne peux plus) dont le titre est parlant : « Le commerce actuel du livre est une manière de transformer la censure » ; ainsi d’ailleurs que le chapeau : « Pour le prix Médicis 2014, la pression exercée par le marché du livre sur les écrivains les incite à s’autocensurer. » Et c’est pour ça que j’ai de la chance – en fait. Entendons-nous. Je suis entré non pas dans l’écriture mais disons dans la littérature officielle par, allez, une grande porte : éditions du Seuil, rentrée littéraire et tout le toutim ; et avec un texte que j’aime toujours mais qui avait été écrit très consciemment pour qu’il soit publié. C’est d’ailleurs pour ça qu’il a été publié aussi facilement. J’avais parfaitement conscience qu’à côté des qualités qui font que je l’aime toujours, il avait aussi un peu celles d’un produit assez facilement commercialisable. Ce livre était aussi une manière de franchir le Rubicon. Après quoi, me disais-je, je pourrais écrire ce que je veux – c’est-à-dire à chaque fois autre chose, à chaque fois un premier livre, non pas seulement mon premier livre, mais le premier livre, comme si tout restait à faire, carrément, comme si on pouvait tout remettre en jeu. Les choses n’ont pas marché comme je l’imaginais, proposer autre chose est un risque (de perdre des lecteurs, disons-le) que toutes les maisons d’édition ne sont pas prêtes à prendre – il faut dire aussi que je n’en avais déjà pas tant. Mais là où j’ai de la chance, c’est que désormais libéré des contraintes qui pèsent sur un auteur dont on attend que chaque titre se vende à plusieurs milliers d’exemplaires et qui vont nécessairement, comme le dit Volodine, influer sur son travail, l’inciter à renoncer à tel projet trop risqué qui pourtant le tenterait bien, je peux me permettre de proposer à des éditeurs courageux (ou fous, ou ivres, ou de bon goût, c’est selon) ce qui me tient à cœur, ce qui me fait envie de lire (car c’est cette envie aussi qui me fait écrire : être le premier lecteur d’un texte qui s’écrit sous mes yeux et dont l’écriture même est ma propre aventure) sans me soucier d’impératifs commerciaux. C’est ce que je me disais en voiture l’autre jour : honnêtement, si le Seuil avait accepté (en plus c’est passé à un cheveu, à ce qu’il paraît) de publier Par temps clair (mon vrai deuxième livre publié plus tard dans des circonstances défavorables hors sujet dans ce billet), je n’aurais sans doute jamais écrit Chroniques et la plupart des livres qui ont suivi. En tout cas pas sous cette forme. Et c’est particulièrement vrai de Vie des hauts plateaux, et aussi de mes deux prochains livres, dont il est encore trop tôt pour parler. Et quand j’y pense, je trouve que ça aurait été dommage.

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