jeudi 29 février 2024

Le Contrat, par Franz Franquin et André Kafka, épisode 13

Messerschmied était en avance. Il était arrivé chez Brunnen avec cinq minutes d’avance, parce qu’il était comme ça, Messerschmied ; il fallait que les choses avancent. Il était très élégant, comme d’habitude, malgré son embonpoint léger ; il portait son complet bleu, assorti à sa cravate d’un bleu à peine plus clair, laquelle disparaissait sous un gilet grenat – il faisait encore frais ; d’ailleurs il avait aussi sorti son pardessus tout neuf, son chapeau, ses gants et un élégant foulard à motifs fleuris. En attendant Monsieur Witz, qui n’était pas encore là – sans pour autant être en retard et d’ailleurs Messerschmied ne s’impatientait pas, peut-être même appréciait-il ce court instant de tranquillité –, en attendant Monsieur Witz, Messerschmied se débarrassait de son pardessus, de son chapeau, de son foulard ; il y avait là, contre le mur, un porte-manteau d’un goût douteux prêt à recevoir les affaires de Messerschmied. L’esthétique de l’objet lui paraissait bien un peu incongrue mais enfin, Messerschmied ne prétendait pas s’y connaître en design, aussi le regardait-il avec une vague curiosité ; c’est ainsi qu’il remarqua que ce porte-manteau était pourvu d’un fil électrique. La fiche n’était pas branchée à la prise toute proche. La tentation était trop forte pour Messerschmied ; sa curiosité, qu’il aurait volontiers qualifiée de scientifique, l’emporta sur toutes les considérations de sécurité qui auraient dû retenir son geste : il brancha le fil dans la prise. Aussitôt le porte-manteau s’anima ; c’était un objet articulé, manifestement mécanique mais quasi doué de vie, et aussi d’une intention mauvaise car en quelques secondes le pardessus de Messerschmied, ainsi que son foulard et son chapeau furent réduits en charpie sous les yeux exorbités, les nôtres le seraient à moins, de leur propriétaire.

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mercredi 28 février 2024

court toujours (245)

Plus il y a de vivants, plus il y a de morts.

Mais plus il y a de morts, moins il y a de vivants.

Donc : plus il y a de vivants, moins il y a de vivants.




mardi 27 février 2024

lundi 26 février 2024

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 12

Messerschmied était d’excellente humeur. Il était de retour chez Brunnen, dans le bureau de Monsieur Witz, et il était d’excellente humeur. Monsieur Witz aussi, d’ailleurs, était d’excellente humeur : il rayonnait. La raison de tant de bonne humeur était claire, évidente ; le contrat était là, dans les mains de Monsieur Witz, qui éprouvait même le besoin de la proférer oralement, la raison de toute cette bonne humeur, laquelle n’était rien d’autre que cette présence immédiate du contrat, dans ses mains à lui, Monsieur Witz, face à Messerschmied, Messerschmied qui n’attendait qu’une chose : signer le contrat. Ils étaient tous les deux si joyeux que Messerschmied était même capable de plaisanter à propos de tous les désagréments qui les avaient jusqu’à présent empêchés de signer le contrat, désagréments dont il ne parvenait plus à se rappeler la nature ; qu’est-ce donc qui les avait empêchés de signer le contrat ? c’était pourtant si simple ; d’ailleurs ils allaient le faire, là, incessamment ; ils allaient signer le contrat ; ils allaient signer le contrat au moment où, se retournant brusquement, le préposé au ménage brandit le manche de son aspirateur allumé vers eux : le contrat, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, disparut aspiré par l’engin, comme si cela vraiment était possible, comme si vraiment ce retour à la poussière avait un sens.

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dimanche 25 février 2024

Faire l’épreuve de l’individu

C’est le propos de Marc Verlynde, dont l’épreuve de l’individu vient de paraître aux éditions Abrüpt. Je t’en lis un passage.



vendredi 23 février 2024

court toujours (243)

Mon doute est si grand qu’il se prend lui-même pour objet – d’où mon apparente assurance.




jeudi 22 février 2024

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 11

Monsieur Witz paraissait fébrile, très fébrile ; probablement Messerschmied l’avait-il pris par surprise en exigeant de lui ce rendez-vous express et néanmoins tardif : il faisait déjà presque nuit dehors et la plupart des employés de la société Brunnen avaient quitté les locaux. Messerschmied affectait un air pressé et intraitable, du moins c’est ce qu’il espérait ; c’était parce qu’il avait hâte que le contrat soit signé, depuis le temps que durait cette affaire ridicule. À moins que, et peut-être était-ce là la raison plus profonde de sa propre nervosité, qu’il tentait de cacher derrière son air autoritaire et pressé ; à moins qu’il ne fût surtout pressé de quitter les locaux de Brunnen. Il ne pouvait s’empêcher d’être sur ses gardes, comme s’il risquait véritablement quelque chose. Monsieur Witz, pendant ce temps, fouillait en vain des dossiers à la recherche du contrat, se décomposait devant la morgue affectée par Messerschmied, téléphonait à un collaborateur pour savoir où était la copie dudit contrat. Finalement Monsieur Witz se leva en s’excusant, ouvrit l’autre porte du bureau – Messerschmied ne put s’empêcher de penser « une porte dérobée », quoique cette porte n’eût rien que de très normal ; c’était là, selon Monsieur Witz, que son collaborateur avait rangé le contrat. Monsieur Witz disparut par l’ouverture, il y faisait très sombre ; Messerschmied ne put refouler une bouffée d’angoisse ; il se leva à son tour pour voir ce que faisait Monsieur Witz. Quand il entra dans la pièce, la lumière se fit d’un coup, et Messerschmied put voir une nuée de petits papiers déchirés se répandre dans l’espace tandis que Monsieur Witz se lamentait : c’était bien là le contrat.

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mercredi 21 février 2024

Éveils Éveils Éveils Éveils Éveils Éveils Éveils

Ta vie est un cauchemar ? Réveille-toi avec une page d’Éveils, le nouveau livre de Philippe Jaffeux, aux éditions Jannink.




mardi 20 février 2024

lundi 19 février 2024

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 10

Ce n’était pas un guet-apens. Quelle raison Monsieur Witz, ou toute autre personne de la maison Brunnen ; quelle raison aurait-on eu de tendre un guet-apens à Messerschmied ? Il devait se raisonner. Ça n’avait aucun sens. C’est parce qu’il savait se raisonner que Messerschmied décida de redonner une chance à la maison Brunnen, où il fut une fois encore accueilli les bras ouverts par Monsieur Witz, lequel à l’évidence paraissait tout aussi désireux que Messerschmied de signer le contrat. Ce dernier avait bien du mal à se défaire de sa méfiance et de sa mauvaise humeur mais enfin, il était tout de même sur le point de signer le contrat ; il venait de saisir le stylo que lui tendait Monsieur Witz lorsque, sans raison, sans qu’aucune sirène n’eût retenti, il reçut de l’eau sur la tête. Et ce n’était pas un guet-apens, peut-être ?

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mercredi 14 février 2024

Toutes les pistes de Perrine Le Querrec

Perrine Le Querrec a tiré trois cartes : elles lui suffisent. Il y a Eve la femme au verre, Tom l’enfant au vélo, Piotr l’homme à la chemise. Elles lui suffisent car Perrine Le Querrec a aussi tiré l’écriture, qui prend les cartes et les fait dire, leur fait dire le monde, leur fait dire toutes les histoires possibles : toutes les pistes. Dans Les Pistes il y en a quarante-deux, à cause d’une limite explicite dont le nom sert d’explicit au livre : l’imagination. C’est aussi parce que les livres sont des objets finis qui ont besoin d’une limite physique alors que potentiellement c’est tout le contraire, et le livre de Perrine Le Querrec est un livre d’écriture potentielle : oui, ami lecteur, tu peux arrêter Eve dans son geste de porter à ses lèvres son verre, tu peux tenir la selle de Tom, tu peux dire à Piotr que oui, sa chemise est très bien pour l’occasion, tu peux aussi tout autre chose ; la limite des Pistes de Perrine Le Querrec n’est que physique, son propos est potentiellement infini.

Les Pistes sont parues récemment au éditions Art & Fiction.

(C’est fou comme la lecture et l’écriture ou la publication se répondent. Récemment je lisais L’échec de Claro et je me disais que Sans son stylo / Avec mon stylo était évidemment un livre sur l’échec. En lisant les Pistes, je me disais qu’à l’évidence le même livre (surtout le versant Sans) était un livre d’écriture potentielle. Quand soi-même on attend un bébé, toutes les femmes sont enceintes. C’est peut-être la limite de ce billet, puisqu’à lui aussi il en faut une.)



mardi 13 février 2024

lundi 12 février 2024

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 9

Monsieur Witz avait tellement insisté que Messerschmied avait accepté de revenir chez Brunnen pour la signature du contrat. Monsieur Witz ne le reçut pas dans son bureau habituel du sixième étage mais dans un autre, plus petit, à l’étage en-dessous. Messerschmied ne voyait pas vraiment en quoi cela changeait quelque chose mais, aux yeux de Monsieur Witz, tout se passerait bien dans ce petit bureau du cinquième étage. Ils y seraient tranquilles pour signer le contrat. Toutes ces précautions, toutes ces explications paraissaient tout de même un peu étranges à Messerschmied, et même plutôt suspectes. Cette invitation avait l’air presque l’air d’un guet-apens, ne pouvait-il s’empêcher de penser. Il essayait toutefois de se raisonner : ça n’avait pas de sens, pourquoi lui dresser un guet-apens ? D’ailleurs Monsieur Witz, avec sa silhouette frêle et ses cheveux blonds rebelles avait l’air sincèrement innocent. Messerschmied se penchait pour relire une dernière fois les termes du contrat lorsque le lustre se décrocha, manquant de l’assommer. Et ce n’était pas un guet-apens, peut-être ?

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dimanche 11 février 2024

vendredi 9 février 2024

court toujours (239)

Ce stylo, avec lequel je n’écris pas ces mots puisque je les tape à l’ordinateur ; ce stylo est-il vraiment un stylo ?




jeudi 8 février 2024

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 8

Cette fois-ci, ce serait Monsieur Witz qui viendrait chez Mersserschmied. Après tout, Messerschmied avait bien ses propres bureaux ; rien n’obligeait à ce que le contrat fût signé chez Brunnen. Monsieur Witz viendrait donc chez Messerschmied qui l’attendrait dans son bureau. Monsieur Witz entrerait dans le bureau de Messerschmied et le verrait là, lui, Messerschmied, assis derrière son bureau, les mains jointes, dans un air de méditation profonde, tellement profonde que ce serait comme si Messerschmied n’était pas vraiment là ; Messerschmied serait là mais comme absent à lui-même et au monde et Monsieur Witz en serait pour ses frais ; il resterait là, assis en face de Messerschmied, sans savoir quoi faire ni penser, sans oser partir au cas où Messerschmied sortirait de son inertie ; il resterait là et en resterait pour ses frais, et ce serait chez Messerschmied, pour une fois, ce serait chez Messerschmied que le contrat ne serait pas signé.

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mercredi 7 février 2024

court toujours (238)

Pourquoi écrivez-vous ?

Pour « quoi », en fait ; j’écris pour « quoi ».




lundi 5 février 2024

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 7

Monsieur Witz avait téléphoné ; il suppliait Messerschmied de bien vouloir se rendre dans les locaux de Brunnen. Il disait avoir pris toutes les précautions nécessaires pour qu’il ne lui arrive rien. Cela relevait vaguement, aux yeux de Messerschmied, d’une sorte d’exorcisme des lieux mais enfin, c’était tout de même rassurant. Il ne lui arriverait rien chez Brunnen. Il ne lui arriverait rien chez Brunnen. Il ne lui arriverait rien chez Brunnen. Il ne cessait de se le répéter à lui-même, tout en se rendant chez Brunnen : il ne lui arriverait rien chez Brunnen. Les contrats étaient dans sa serviette et lui, Messerschmied, se rendait chez Brunnen, où il ne lui arriverait rien. Il marchait d’un bon pas ; il ne lui arriverait rien chez Brunnen ; et à l’angle d’une rue, il ne lui arriverait rien chez Brunnen, il n’était pas encore arrivé chez Brunnen où il ne lui arriverait rien, à l’angle d’une rue, il percuta une chaise à roulettes. Il ne lui arriverait rien chez Brunnen.

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vendredi 2 février 2024

Échouer à lire

Il y a aussi, dans le livre de Claro (L’échec Comment échouer mieux), quelques pages éclairantes sur l’échec en lecture, dont on parle trop peu, alors qu’il est l’autre versant de l’échec en écriture.


« (…) C’est ainsi que chaque livre est son propre mode d’emploi. (…) Je n’entre pas dans le texte comme un héron dans l’eau, je bute à sa surface, suis repoussé par ses angles, m’entortille dans ses rets. Quelque chose résiste, même quand, on l’a vu, semble briller l’évidence (…) Pour rendre compte de l’expérience de la lecture, il importe de voir ou revoir ce passage de Nostalghia de Tarkovski, ce long plan-séquence de neuf minutes au cours duquel un homme, Gortchakov, entame la traversée du bassin asséché d’une piscine, muni d’un moignon de bougie… (…) Qui rêve d’un texte absolument lisible, exempt de toute ombre, doucement vallonné et d’un lissé impeccable méconnaît les charmes des anfractuosités et se prive des joies du trébuchement. (…) »


Récemment, à l’occasion d’une polémique à propos du choix d’un auteur populaire pour représenter une institution saisonnière, je suis allé lire quelques extraits de l’auteur en question, que je n’avais pas lu mais dont j’aurais pu aimer le travail, car les considérations politiques importent peu au lecteur que je suis (elles importent ailleurs). Et précisément, dans ce que j’ai lu, jamais je n’ai buté, jamais je n’ai trébuché. Chaque mot était terriblement attendu. C’était, comme on le dit souvent, « bien écrit » (va-t-on dire d’un tableau qu’il est « bien peint » ?). A l’opposé, il m’est arrivé avec d’autres auteurs de buter au point de ne pas parvenir à « entrer » (on le dit souvent aussi mais ce cliché-là me convient). Sans doute n’ai-je pas trouvé le « mode d’emploi », puisque chaque livre est / a le sien. (Moi-même en écrivant j’en change à chaque fois, aussi ne dois-je ni me plaindre ni simplement m’étonner de l’indifférence polie que suscite souvent la lecture de mes livres.) Il y a un entre-deux, entre le « lissé impeccable » et la porte hermétiquement close, un entre-deux où trébucher de plaisir, qui n’est jamais le même, qui n’est jamais où on l’attend.


Échouer mieux à tracer un cercle : une spirale. Et l’on passe du monde bêtement clos à son exploration sans fin.





jeudi 1 février 2024

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 6

Messerschmied avait joué de malchance. Tout cela ne pouvait s’expliquer autrement. S’il avait été moins sourcilleux, allons, n’ayons pas peur des mots, moins susceptible, il y aurait longtemps que le contrat aurait été signé. Au lieu de cela, à la première contrariété, si futile fût-elle, à la moindre occasion, Messerschmied s’emportait, fulminait, vitupérait comme si l’on en avait voulu à sa vie, ou tout du moins à sa personne. Alors Messerschmied était retourné encore une fois chez Brunnen. Chez Brunnen, il avait été accueilli toujours aussi aimablement par Monsieur Witz, lequel, pour montrer sa bonne volonté, était allé fermé à clef un bureau voisin, d’où, semblait-il, venaient tous les problèmes, tous les hasards malencontreux, tout ce qui avait pu retarder la signature du contrat. Messerschmied restait sur ses gardes, cependant il ne pouvait empêcher toute une partie de lui-même de se réjouir : enfin le contrat allait être signé ! C’est donc avec un vrai sourire aux lèvres, que, assis face à Monsieur Witz qui, finalement, lui inspirait la plus grande sympathie, il se pencha vers sa serviette, qu’il avait posée sur le sol à côté de son siège, pour y saisir les formulaires du contrat. Et c’est dans sa serviette, dans sa propre serviette que ses doigts rencontrèrent il ne savait quoi d’extrêmement aigu qui lui meurtrit la peau jusqu’à l’amour-propre, au point qu’il ne put retenir un cri de douleur.

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