Beau
temps. On a mis tous les enfants à cuire ensemble sur la plage. Les uns
rôtissent sur le sable sec, les
autres mijotent au bain-marie dans les flaques chaudes. La jeune
maman, sous l’ombrelle de toile rayée, oublie délicieusement ses deux
gosses et s’enivre, les joues chaudes, d’un roman
mystérieux, habillé comme elle de toile écrue…
– Maman !…
– …
– Maman, dis donc, maman !…
Son gros petit garçon, patient et têtu, attend, la pelle aux doigts, les joues sablées comme un
gâteau…
– Maman, dis donc, maman…
Les yeux de la liseuse se lèvent enfin, hallucinés, et elle jette dans un petit aboiement excédé :
– Quoi ?
– Maman, Jeannine est noyée, répète le bon gros petit garçon têtu.
Le livre vole, le pliant tombe…
– Qu’est-ce que tu dis, petit malheureux ? ta sœur est noyée ?
– Oui. Elle était là, tout à l’heure, elle n’y est plus. Alors je pense qu’elle s’est noyée.
La jeune maman tourbillonne comme une mouette et va crier… quand elle aperçoit la « noyée » au fond
d’une cuve de sable, où elle fouit comme un ratier…
– Jojo ! tu n’as pas honte d’inventer des histoires pareilles pour m’empêcher de lire ? Tu n’auras pas de chou à
la crème à quatre heures !
Le bon gros écarquille des yeux candides.
– Mais c’est pas pour te taquiner, maman ! Jeannine était plus là, alors je croyais qu’elle était
noyée.
– Seigneur ! il le croyait !!! et c’est tout ce que ça te faisait ?
Consternée, les mains jointes, elle contemple son gros petit garçon, par-dessus l’abîme qui sépare une grande
personne civilisée d’un petit enfant sauvage…
Colette, « En baie de Somme », Les Vrilles de la vigne (1908).
C'est le texte du brevet, sur lequel ont planché mes élèves de 3e. Bon, je file corriger ça.
Un petit addenda (après correction), ce sera la réponse la plus instructive de la journée.
A la question IV, de conclusion ("En vous appuyant sur vos réponses,
indiquez si la mère vous paraît corespondre totalement à l'expression
"grande personne civilisée"...") : "On ne peut
pas dire que la mère soit vraiment civilisée, car au lieu de sortir un ordinateur ou un i-phone, elle sort un livre." (C'est pas une blague.)
- Oui, François-Marie ?
- J'ai perdu ma pelle, alors je ne peux plus construire mon chateau de sable, c'est affolant !
- Ecoute, François-Marie, je vais demander à Patrice qu'il t'en achète une autre à la paillotte du coin...
- Merci, et puis si je pouvais aussi avoir un Hasselblad numérique pour prendre des photos des vagues quand elles vont attaquer ma petite forteresse...
- Aucun problème, mais ne tarde pas trop : nous devons quitter notre île d'Arros ce soir, l'avion attend déjà sur la piste privée. Ensuite tu retrouveras le monde des grandes personnes à Paris : on m'a dit que tu exposais dans les salons du Bristol ?
- Oui, et j'en ai même déjà expédié quelques-uns, ha ! ha ! ha !"
(Texte proposé au Brevet de l'an prochain. Extrait de : Une plage de silence, c'est celle qu'on aime, Jean Dutourd, de l'Académie française, éditions du Grain à moudre, 2010.)
Il faut aimer ne pas ressortir indemne.
Cet I-phone est d'autant plus consternant qu'il est révélateur.