L’aînée
se donne aux mots avec furie. Elle croit, sans le penser distinctement,
que là est le passage, elle cherche parmi touffeur,
profusion, escarpements, la ligne de crête, la ligne de fuite,
l’échappement entrevu, la terre promise. Séparer le bon grain de
l’ivraie, les mots qui sauvent de ceux qui tuent, est-ce possible
et tout n’est-il pas, comme pour la nourriture, d’un seul tenant,
d’un seul bloc qu’on est tenu d’absorber sans faire d’histoire, le mal
avec les mots et le bien greffé sur la matière restante,
la dure saillie du silence ? Il faut biner, sarcler, élaguer mais
elle est piètre jardinière, tout lui vient en masse et elle prend tout,
pire, elle veut tout, pas de crible et tant pis si ça
brûle jusqu’au cri. Ce qui entre et ce qui sort par la bouche. C’est
bon et c’est dangereux. Manger est volupté, former formuler les mots
est une autre jouissance. Le pouvoir d’épeler le monde
est une griserie qui monte à la tête. Les mots, bonbons qu’on suce,
qu’on roule indéfiniment sous la langue. Les sonorités dont on se
délecte, qui charrient tout un monde évocatoire, invocations,
incantations, on est l’humble fidèle récitant suppliques, en
appelant aux dieux et on est le dieu à la tête d’un têtu et fourmillant
royaume. Car les mots abondent et les mots résistent. On ne
peut pas leur faire dire ce qu’on veut. Ce sont des dirigeables qui
se dirigent tout seuls, volent de leur propre chef. Ils sont chargés
d’antécédents. Manger est dangereux car les mots
s’infiltrent dans les mets et entrent dans le corps. Dire est
dangereux car les mots drainent toute la mémoire du corps. Sous la
langue il n’y a pas d’innocence.
Ysé Ténédim, Enfant gâtée, Les Contrebandiers éditeurs, 2010, p.114-115.
Jacques Josse, Michel Abescat et Nikola
(du blog Paludes) parlent mieux que je ne saurais le faire (d’autant
plus que le temps à nouveau me
manque, fin de vacances oblige) de ce beau récit douloureux,
l’histoire d’un amour mortifère qui presque paradoxalement – et
d’ailleurs non sans difficulté – donne naissance à l’enfant
gâtée du titre, dont le rapport à « ce qui entre et ce qui
sort par la bouche », langage et nourriture, devient, on le devine, les
conditions de la vie même.
"Sous la langue il n'y a pas d'innocence" (tiens j'en avale de travers là)
Commentaire n°4 posté par Depluloin le 03/05/2010 à 17h47
L'autre tâche clandestine encore:l'écriture pour me dégager un peu d'air et souffler grâce à la mise en musique des mots,et des maux- dits ici et là.
Bon, alors à un de ces jours chez les bordelais ,dévoreurs de poésie toujours de chez Olympique,souvent dégusteurs de vins illustres entre amis- amateurs de poésie par goût des mots ,des vers(verres ) et des proses.
Liquide est vraiment un trés bon cru.
PS;découvert un blog d'écrivain grâce à vous,où il est question d'ortolans,aussi ai-je mis mon grain de sel ,puisque je suis aussi landaise...
Hasta luego ! Véronique
Bordeaux ! Olympique ! Mais oui ! (du coup je suis plus fier encore de mon bon cru). (Mince, les ortolans, c'était où au fait ?)
Bonne soirée, Véronique.
Bienque d'ordinnaire, je préfère le papier des livres,me voilà embarquée sur la toile!
Je me moderniserai donc? V