LA CAUSE
La
lumière décida. Elle entrait horizontalement par l’unique fenêtre de la
chambre – une quinzaine de mètres
carrés – et ressortait par la fenêtre symétrique du
vestibule-cuisine-salon – douze mètres carrés au plus. Du moins est-ce
ainsi qu’elle cueillit Ben lors de sa visite. Il devait être huit heures
du soir, et le soleil de juin, dont la chute se précipitait comme
celle d’une montgolfière en flammes, enduisait les murs mal peints, les
meubles de récure et le parquet brut d’un vernis de miel
chaud. A l’aube, la Terre ayant tourné son dos, l’appartement serait
de nouveau embroché par les rayons, suspendu en plein ciel par un
trapèze de lumière plus tangible que les quatre étages
inférieurs. A gauche de la cuisine, dont la séparait mal un rideau
de perles de bois, la salle de bains-toilettes lui ajoutait à peine cinq
mètres carrés. Ben ouvrit grand les deux fenêtres. Le
luxe de cette lumière traversante compensait largement, à ses yeux,
l’exiguïté des lieux.
« Air (vent) lumière, se dit-il,
(soleil)
(h) aspirés. »
Pour
parvenir à vivre seul, il lui semblait vital d’emménager dans une vue
plus que dans un intérieur, dans une
lumière plus que dans un volume. Sa haine du domicile n’en exigeait
pas moins pour prix de son silence. Il appellerait « chez-soi »
davantage un lieu d’où – d’où regarder, d’où repartir
– qu’un lieu où, davantage un perchoir, un belvédère, une consigne,
qu’une résidence. L’appartement du Catalan, comme il prit l’habitude de
le désigner, était idéalement réduit, idéalement
ouvert. Sans vis-à-vis, sans ascenseur, sans bail – ce mot terrible,
synonyme de cautionnement et de liberté provisoire –, il était situé
assez haut sur le flanc d’une colline en bordure de
Liguse. Or ce chef-lieu d’une laideur inoffensive devenait presque
pittoresque vu du dessus, car la plupart des bâtiments de sa vieille
ville avaient gardé leurs toits d’ardoise. Ben se félicita
de sa bonne fortune, et il sourit en songeant qu’il la devait à la
présence d’un ticket de métro entre les pages trente-deux et
trente-trois d’un roman de qualité moyenne.
Pierre Alferi, Après vous, POL, 2010, p. 7 à 9.
Ce
n’est pas parce que je commence la lecture du dernier roman de Pierre
Alferi que j’en recopie ici les premières
pages : je l’ai déjà terminé ; et ce que je relis par-dessus votre
épaule n’est pas ce que vous lisez. Ayant lu ces lignes et les suivantes
avant vous, j’ai l’impression de
bénéficier d’une profondeur de champ nouvelle. Comme je suis bon prince, je veux bien partager (mais avec parcimonie) mes lumières : notez donc celle, décisive,
de
la phrase liminaire. C’est peut-être l’héroïne, ou le moteur, ou le
sujet de ce roman – où précisément c’est bien une question d’éclairage
qui décide de l’importance des personnages, du sujet, ou
du genre. Car il y a un très beau jeu de mise en doute du genre et
du sujet dans ce roman qui, bien que doté d’une page trente-trois qui
suit la trente-deux, n’a rien d’autre en commun avec celui
mentionné à la fin de l’extrait ci-dessus : c’est à coup sûr l’un
des plus excitants que j’aie lus ces derniers temps – et parmi les
autres il y avait déjà les Jumelles.
Cela dit mon néanmoins joli appart n'en a pas assez du tout de lumière et, comme je suis addict, je suis tout le temps soit au parc voisin des Buttes Chaumont soit dans un bistro baigné de soleil ...
Dane
Commentaire n°6 posté par Dane Cuypers le 31/05/2010 à 17h16