Lui,
il a la chance d’être entouré du langage parlé, de cette symphonie à
mille voix, dans la rue, sur les places,
à l’hôtel, dans le métro : il n’aurait qu’à faire bien attention, à
écouter et à séparer chacune de ces voix, il serait toujours temps de
noter plus tard leur partition. Il décide donc
d’écarter, tout au moins pour l’instant, son journal et ses
documents, pour désormais bien ouvrir les oreilles.
À
proprement parler, n’importe quel habitant de la ville serait en mesure
de lui enseigner sa langue, les mots,
les règles au fur et à mesure, à condition de lui consacrer
suffisamment de temps et de patience. Mais c’est précisément cela qui
manque le plus dans les gens d’ici, un peu de courtoisie, de
serviabilité, de disponibilité dans leur hâte immodérée et leur
éternelle bousculade, quelqu’un qui l’écouterait demander ce dont il a
besoin, qui une fois au moins daignerait témoigner de
l’intérêt pour ses gesticulations de sourd-muet. Jamais personne n’a
pris le temps pour cela depuis son arrivée, personne ne lui a permis de
nouer une quelconque relation humaine. Sauf peut-être
une seule…
Il
commence par noter les chiffres de un à dix sur une feuille de carnet,
il se dirige vers l’ascenseur, cherche
Pépé, l’invite à l’étage supérieur, lui tend son papier et désigne
le chiffre un. La fille ne donne pas de réponse claire, elle ne comprend
probablement pas de prime abord ce qu’il demande, elle
rit, allume une cigarette, hausse les épaules en modulant quelque
chose comme :
– Tououlli ouloumoulou alaoulp tléplé…
Cela ne peut pas être le nom d’un numéral. Budaï ne se laisse pas démonter, il lève son pouce en l’air, désigne le
chiffre « un » sur un billet de banque, insiste. Bébé donne cette fois une réponse brève, monosyllabique :
– Dutt !
Alors
il demande le deux, puis le trois, puis le quatre et ainsi de suite et
il note phonétiquement chacune des
réponses. Il arrive jusqu’à dix, cependant la sonnerie se met à
retentir, il doit y avoir un monde infernal à l’ascenseur. Avant de se
séparer, en guise de contrôle, il lui redemande le
« un », mais la fille prononce cette fois tout à fait différemment :
– Chumulukada.
Ferenc Karinthy, Epépé, éditions In fine, p. 139-140.
C’est Didier da,
notre récent disparu de la toile, qui le premier m’a recommandé cette
lecture d’un roman qu’à
l’évidence l’auteur a écrit d’abord à mon intention, mais dont je
veux bien partager avec vous la lecture. Comme je suis un peu lent, j’ai
eu le temps de le retrouver mentionné dans Une petite cure de flou, de Philippe Garnier – et c’était aussi de bon augure. Si j’avais attendu davantage, les avis de Pascale Arguedas, de Didier Garcia et
d’Eric Faye auraient achevé de me convaincre de mon ingratitude.
Bientôt la cacophonie sera immense et nous devrons envisager de migrer sur une autre planète pour tout reprendre à zéro.
Vous faites parti du grand Plan.