vendredi 2 octobre 2009

chumulukada

 
Lui, il a la chance d’être entouré du langage parlé, de cette symphonie à mille voix, dans la rue, sur les places, à l’hô­tel, dans le métro : il n’aurait qu’à faire bien attention, à écouter et à séparer chacune de ces voix, il serait toujours temps de noter plus tard leur partition. Il décide donc d’écarter, tout au moins pour l’instant, son journal et ses documents, pour désor­mais bien ouvrir les oreilles.
À proprement parler, n’importe quel habitant de la ville serait en mesure de lui enseigner sa langue, les mots, les règles au fur et à mesure, à condition de lui consacrer suffisamment de temps et de patience. Mais c’est précisément cela qui manque le plus dans les gens d’ici, un peu de courtoisie, de serviabilité, de disponibilité dans leur hâte immodérée et leur éternelle bousculade, quelqu’un qui l’écouterait demander ce dont il a besoin, qui une fois au moins daignerait témoigner de l’intérêt pour ses gesticulations de sourd-muet. Jamais personne n’a pris le temps pour cela depuis son arrivée, personne ne lui a permis de nouer une quelconque relation humaine. Sauf peut-être une seule…
Il commence par noter les chiffres de un à dix sur une feuille de carnet, il se dirige vers l’ascenseur, cherche Pépé, l’invite à l’étage supérieur, lui tend son papier et désigne le chiffre un. La fille ne donne pas de réponse claire, elle ne comprend pro­bablement pas de prime abord ce qu’il demande, elle rit, allume une cigarette, hausse les épaules en modulant quelque chose comme :
– Tououlli ouloumoulou alaoulp tléplé…
Cela ne peut pas être le nom d’un numéral. Budaï ne se laisse pas démonter, il lève son pouce en l’air, désigne le chiffre « un » sur un billet de banque, insiste. Bébé donne cette fois une réponse brève, monosyllabique :
– Dutt !
Alors il demande le deux, puis le trois, puis le quatre et ainsi de suite et il note phonétiquement chacune des réponses. Il arrive jusqu’à dix, cependant la sonnerie se met à retentir, il doit y avoir un monde infernal à l’ascenseur. Avant de se sépa­rer, en guise de contrôle, il lui redemande le « un », mais la fille prononce cette fois tout à fait différemment :
– Chumulukada.
 
Ferenc Karinthy, Epépé, éditions In fine, p. 139-140.
 
C’est Didier da, notre récent disparu de la toile, qui le premier m’a recommandé cette lecture d’un roman qu’à l’évidence l’auteur a écrit d’abord à mon intention, mais dont je veux bien partager avec vous la lecture. Comme je suis un peu lent, j’ai eu le temps de le retrouver mentionné dans Une petite cure de flou, de Philippe Garnier – et c’était aussi de bon augure. Si j’avais attendu davantage, les avis de Pascale Arguedas, de Didier Garcia et d’Eric Faye auraient achevé de me convaincre de mon ingratitude. 



Commentaires

Quel bouquin, mais quel bouquin ! Oui, des années après lecture, on n'a encore que ces faibles mots à la bouche...
Commentaire n°1 posté par Pascale le 02/10/2009 à 23h49
PS : moi c'est dans un des premiers livres de Philippe Claudel que j'ai appris son existence. Ce livre a marqué beaucoup d'écrivains qui le passent encore et encore dans leurs ouvrages. Combien ils ont raison!
Commentaire n°2 posté par Pascale le 02/10/2009 à 23h52
C'est dommage mais à l'heure où je vous parle, les commentaires sont muets. Overblog est-il le bon endroit?
Commentaire n°3 posté par Depluloin le 03/10/2009 à 00h15
Hola! N'oubliez point Depuloin, dont le subconscient irradie le blog. (Irradie?) Je commence à prendre la grosse tête avant même d'y avoir droit, ni la nécessité. J'ai beaucoup appris : tout d'abord la générosité. Etre généreux, voici le but.
Commentaire n°4 posté par Depluloin le 03/10/2009 à 01h28
Mais bien évidemment à votre intention!! Allons, ces répliques relèvent du chef-d'œuvre!! Je tiens pour certain que nombre d'écrivants vous ont choisi. De même que les écrivains - surtout. Mon dieu! A moi F. M.  vous et vos armées de l'ombre.
Commentaire n°5 posté par Depluloin le 03/10/2009 à 02h30
Ai-je raté quelques épisodes ? Pourquoi Deplusloin déblogue tant ? Je ne le comprends plus, que lui arrive-t-il, a-t-il zappé sa séance chez le psy ?
Commentaire n°6 posté par Pascale le 03/10/2009 à 09h13
Oui, c'est étrange. Je dirais même... cela demande un enquête. D'autant que je... ça parait bizarre tout de même.
Commentaire n°7 posté par Depluloin le 03/10/2009 à 10h20
Je confirme : c'est de plus en plus étrange : je réponds à quelqu'un qui est sur un autre blog. Il va falloir qu'overblog s'explique.
Commentaire n°8 posté par Depluloin le 03/10/2009 à 10h25
Vous m'inquiétez, Depluloin. C'est vrai qu'hier il y avait un bug sur les commentaires, mais il me semble qu'aujourd'hui tout est rentré dans l'ombre. Je crains bien que vous ne vous adressiez à un interlocuteur imaginaire. (A mois que ce pauvre Budaï, loin d'avoir débarqué dans une ville au langage inconnu, soit simplement atteint d'une forme aiguë d'aphasie hallucinatoire contagieuse, dont vous voici la seconde victime.)
Commentaire n°9 posté par PhA le 03/10/2009 à 12h08
Certes, hier soir j'ai trop regardé la pleine Lune qui passait à une vitesse effarante derrière le Panthéon. J'en ai conclu que notre Terre tournait de plus en plus vite. Cela dit, le mystère demeure. Bien, je vais creuser un trou où me cacher.
Commentaire n°10 posté par Depluloin le 03/10/2009 à 13h03
Bien, Overblog, vous commencez à entrevoir la fonction labyrinthique pour laquelle vous avez été créé!
Bientôt la cacophonie sera immense et nous devrons envisager de migrer sur une autre planète pour tout reprendre à zéro.
Vous faites parti du grand Plan.
Commentaire n°11 posté par Souricette à Overblog le 07/10/2009 à 10h45
@ Souricette : Tououlli ouloumoulou alaoulp ?
Commentaire n°12 posté par PhA le 07/10/2009 à 12h17

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