mardi 13 octobre 2009

l’étrange odyssée du Buddleia davidii

Mes histoires (à suspense comme il se doit) de buddleia m’en rappellent une autre, quasi épique et pas de moi celle-là (le buddleia est en effet un excellent sujet de littérature ; je ne comprends pas que nous soyons si peu à nous y être attelés) :
 
 
XLVI
 
Notes en vue d’une étude sur l’étrange odyssée du Buddleja davidii, ou arbre à papillons :
– 1894 : originaire des hauts plateaux tibétains, l’arbuste est introduit dans les collections du Muséum d’histoire naturelle de Paris. Produisant des fleurs en grappes mauves, parfois blanches, il a pour particula­rité d’attirer les lépidoptères. Ce plant est une curio­sité puisqu’il s’agit du premier spécimen jamais vu en Occident.
– 1934 : botaniste au Muséum, et originaire d’Athis-Mons, Paul Jovet (1896-1991) a la stupeur de retrouver un jour la haute tige du Buddleja davidii se balançant élégamment dans une carrière de l’Oise où il herborise. En quarante ans, l’arbuste a donc par­couru une centaine de kilomètres, peut-être plus. Une évasion stupéfiante si l’on tient compte du faible nombre de plants conservés au Muséum et de l’am­pleur du désert de pierres parisien qui lui sert de pri­son.
– 1940-1944 : le mauvais état de la voirie pari­sienne (les matières premières font défaut et beaucoup d’employés municipaux sont prisonniers en Allemagne) ainsi que la désorganisation des services du Muséum équivalent, pour le Buddleja davidii, à une porte ouverte : l’arbuste profite de la guerre pour coloniser en toute tranquillité les chantiers abandonnés de la capitale, les cratères de bombe des banlieues industrielles, les fissures des trottoirs, les terrains vagues des boulevards de ceinture, les quais de la Seine, les tranchées des voies ferrées. Lors de la Libération de Paris, il n’est pas rare de voir les vélos-taxis, les tractions avant noires des FFI, et les panzers allemands sur le point de se retirer, évoluer au milieu des papillons qu’attire et nourrit l’arbuste.
– Été 1944 : à défaut de pouvoir le suivre à la trace, il n’est pas douteux que le retrait des troupes allemandes, et l’avancée des troupes alliées vers l’est, ait largement favorisé l’expansion du Buddleja davi­dii : les chenilles des chars, les pneus des jeeps et des GMC sont seuls en mesure, à l’époque, de transpor­ter de la boue sèche sur de très grandes distances et, avec elle, des graines d’arbre à papillons. Lorsque les botanistes, dans les années de l’après-guerre, repren­dront leurs travaux, ils découvriront le Buddleja davidii dans presque toute l'Europe.
– 2003 : dans l’Øresund, le bras de mer séparant le Danemark de la Suède, le botaniste suédois Bengt Ørneberg a la stupeur de découvrir un plant de Buddleja davidii sur une île danoise de quatre kilo­mètres de long sur quatre cents mètres de large. L’île porte le nom de Peberholm (l’île au poivre). A l’évi­dence, ce n’est pas la présence de l’arbuste sur le ter­ritoire danois qui étonne le botaniste, mais bien le fait qu’il se soit développé à cet endroit : l’île, en effet, est totalement artificielle et constituée, pour l’essentiel, de matériaux sous-marins dragués au fond de la mer afin de servir de support au pont-tunnel reliant Malmö à Copenhague.
Ce n’est pas la seule singularité de Peberholm : l’île est interdite au public. Si trains et voitures la par­courent jour et nuit, nul ne peut s’y arrêter et les botanistes eux-mêmes ne sont autorisés à la visiter que quelques jours par an. Cette interdiction est tout à fait intentionnelle : il s’agit, à l’instigation des botanistes eux-mêmes, de disposer d’un laboratoire permettant d’apprécier, année après année, le déve­loppement du peuplement végétal sur une île totale­ment vierge. Qu’on ait pu trouver sur Peberholm un plan de tomate et un jeune pommier n’a donc rien de mystérieux : il aura suffi de jeter distraitement des tro­gnons depuis une voiture. Mais la graine de Buddleja davidii ?
 
Marcel Cohen, Faits, II, Gallimard, 2007, p. 151-153.
 
Marcel Cohen, dans Faits, II, ne parle pas de buddleias ailleurs que dans cette note sobrement numérotée XLVI. En revanche, qu’il y évoque l’histoire de cet arbuste, les conditions des marins sur un porte-conteneurs, le refus d’un tout petit garçon anonyme à la puissante volonté de son père, les derniers messages des déportés sur les murs de Drancy, il parle de la vie, de la capacité à résister, et ce d’une manière très directe, sans passer ni par la fiction ni par l’effet de style, dans une sorte d’urgence de dire ; et vraiment c’est très fort (je parle de l’effet qu’il produit sur son lecteur : moi).
 



Commentaires

et les papillons ? quels papillons ? tous les papillons ?
Commentaire n°1 posté par tor-ups le 14/10/2009 à 10h21
Ah pardon, mais il y a longtemps que je m'intéresse au buddleia, sans le savoir, et sans en faire un sujet littéraire bien sûr. Marcel Cohen a (volontairement?) écarté le vecteur de propagation le plus redoutable : la fiente des oiseaux, surtout s'ils sont migrateurs et de retiennent assez longtemps. Responsable de cette plaie qu'est le gui (loranthacée).

Sinon, je ne retrouve plus ce qui m'a fait penser à votre écriture, je n'ai pas rêvé pourtant.
Commentaire n°2 posté par Depluloin le 14/10/2009 à 12h38
Je comprends mieux votre surnom. Pha : ça fait penser à un papillon !
Quelle histoire.
Je vais la relire.
Commentaire n°3 posté par Souricette le 14/10/2009 à 13h05
@ Tor-Ups : Tous les papillons du monde... Le buddleia est le Dom Juan des papillons.
@ Depluloin : Mais enfin ! Le buddleia est une loganiacée, voyons !
@ Souricette : Me trouvez-vous donc si léger ? (Mais oui, c'est à lire et à relire ; ça papillonne bien moins qu'il n'y paraît, chez l'auteur du Grand Paon de Nuit.)
Commentaire n°4 posté par PhA le 14/10/2009 à 15h27
Raconte-nous une histoire du monarque, maintenant, s'il te plaît, Pha!
Commentaire n°5 posté par tor-ups le 16/10/2009 à 08h57
Du monarque, je n'ai pas, mais du Grand Paon de Nuit, laisse-moi fouiller !
Commentaire n°6 posté par PhA le 16/10/2009 à 10h11

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