Mes histoires (à suspense comme il se doit) de buddleia
m’en rappellent une autre, quasi épique et
pas de moi celle-là (le buddleia est en effet un excellent sujet de
littérature ; je ne comprends pas que nous soyons si peu à nous y être
attelés) :
XLVI
Notes en vue d’une étude sur l’étrange odyssée du Buddleja davidii, ou arbre à
papillons :
–
1894 : originaire des hauts plateaux tibétains, l’arbuste est introduit
dans les collections du Muséum
d’histoire naturelle de Paris. Produisant des fleurs en grappes
mauves, parfois blanches, il a pour particularité d’attirer les
lépidoptères. Ce plant est une curiosité puisqu’il s’agit du
premier spécimen jamais vu en Occident.
– 1934 : botaniste au Muséum, et originaire d’Athis-Mons, Paul Jovet (1896-1991) a la stupeur de retrouver un
jour la haute tige du Buddleja davidii se balançant élégamment dans une carrière de l’Oise où il herborise. En quarante ans, l’arbuste a donc parcouru une centaine
de kilomètres,
peut-être plus. Une évasion stupéfiante si l’on tient compte du
faible nombre de plants conservés au Muséum et de l’ampleur du désert
de pierres parisien qui lui sert de prison.
–
1940-1944 : le mauvais état de la voirie parisienne (les matières
premières font défaut et beaucoup
d’employés municipaux sont prisonniers en Allemagne) ainsi que la
désorganisation des services du Muséum équivalent, pour le Buddleja davidii,
à une porte ouverte : l’arbuste
profite de la guerre pour coloniser en toute tranquillité les
chantiers abandonnés de la capitale, les cratères de bombe des banlieues
industrielles, les fissures des trottoirs, les terrains
vagues des boulevards de ceinture, les quais de la Seine, les
tranchées des voies ferrées. Lors de la Libération de Paris, il n’est
pas rare de voir les vélos-taxis, les tractions avant noires
des FFI, et les panzers allemands sur le point de se retirer,
évoluer au milieu des papillons qu’attire et nourrit l’arbuste.
– Été 1944 : à défaut de pouvoir le suivre à la trace, il n’est pas douteux que le retrait des troupes
allemandes, et l’avancée des troupes alliées vers l’est, ait largement favorisé l’expansion du Buddleja davidii :
les chenilles des chars, les pneus des jeeps et des GMC sont seuls
en mesure, à l’époque, de transporter de la boue sèche sur de très
grandes distances et, avec elle, des graines d’arbre à papillons.
Lorsque les botanistes, dans les années de l’après-guerre,
reprendront leurs travaux, ils découvriront le Buddleja davidii dans presque toute l'Europe.
– 2003 : dans l’Øresund, le bras de mer séparant le Danemark de la Suède, le botaniste suédois Bengt Ørneberg
a la stupeur de découvrir un plant de Buddleja davidii sur
une île danoise de quatre kilomètres de long sur quatre cents mètres de
large. L’île porte le nom de Peberholm (l’île au
poivre). A l’évidence, ce n’est pas la présence de l’arbuste sur le
territoire danois qui étonne le botaniste, mais bien le fait qu’il se
soit développé à cet endroit : l’île, en effet,
est totalement artificielle et constituée, pour l’essentiel, de
matériaux sous-marins dragués au fond de la mer afin de servir de
support au pont-tunnel reliant Malmö à Copenhague.
Ce
n’est pas la seule singularité de Peberholm : l’île est interdite au
public. Si trains et voitures la
parcourent jour et nuit, nul ne peut s’y arrêter et les botanistes
eux-mêmes ne sont autorisés à la visiter que quelques jours par an.
Cette interdiction est tout à fait intentionnelle : il
s’agit, à l’instigation des botanistes eux-mêmes, de disposer d’un
laboratoire permettant d’apprécier, année après année, le développement
du peuplement végétal sur une île totalement vierge.
Qu’on ait pu trouver sur Peberholm un plan de tomate et un jeune
pommier n’a donc rien de mystérieux : il aura suffi de jeter
distraitement des trognons depuis une voiture. Mais la graine
de Buddleja davidii ?
Marcel Cohen, Faits, II, Gallimard, 2007, p. 151-153.
Marcel Cohen, dans Faits, II, ne parle pas de buddleias
ailleurs que dans cette note sobrement numérotée XLVI. En revanche,
qu’il y évoque l’histoire de cet arbuste, les conditions des
marins sur un porte-conteneurs, le refus d’un tout petit garçon
anonyme à la puissante volonté de son père, les derniers messages des
déportés sur les murs de Drancy, il parle de la vie, de la
capacité à résister, et ce d’une manière très directe, sans passer
ni par la fiction ni par l’effet de style, dans une sorte d’urgence de
dire ; et vraiment c’est très fort (je parle de
l’effet qu’il produit sur son lecteur : moi).
Sinon, je ne retrouve plus ce qui m'a fait penser à votre écriture, je n'ai pas rêvé pourtant.
Quelle histoire.
Je vais la relire.
@ Depluloin : Mais enfin ! Le buddleia est une loganiacée, voyons !
@ Souricette : Me trouvez-vous donc si léger ? (Mais oui, c'est à lire et à relire ; ça papillonne bien moins qu'il n'y paraît, chez l'auteur du Grand Paon de Nuit.)