nous
vous remercions de votre attention – et reprenons notre récit qui
décrivait le frottement des carcasses entre elles – il faut préciser que
dans la zone
des carcasses ces frottements n’aboutissent à rien – totalement
vains dans le sens qu’ils ne donnent aucun fruit ni aucun plaisir – ce
ne sont que de vieux réflexes – dans la zone une carcasse ne
peut pas engendrer une autre carcasse – elle ne peut que la frotter –
l’engendrement est possible seulement quand la carcasse est transmutée
dans une nouvelle forme de vie – humaine ou animale –
et peut-être même en tant que plante ou objet – mais cela
demanderait des confirmations qui ne sont pas à notre disposition pour
le moment – en tout cas c’est en se frottant les unes contre les
autres que les carcasses se stimulent entre elles dans la zone –
mais sans aucune raison ni aucun résultat – c’est un peu comme de l’art
pour l’art – du frottement pour du frottement – nous
disons frottement parce que nous n’avons pas pu trouver un meilleur
terme pour décrire l’activité sexuelle propre à la zone des carcasses –
sans doute que baiser ne conviendrait pas – et
offenserait sûrement les lecteurs potentiels de cette fable –
surtout que ces frottements peuvent se faire aussi bien avec la carcasse
d’en dessous qu’avec celle du dessus – donc disons que
depuis des temps immémoriaux ces carcasses empilées les unes sur les
autres sans aucune espèce d’ordre ou de logique forment un énorme tas
de vieilles peaux vides qui frémissent ensemble – un tas
de la forme d’une haute pyramide – plus large à sa base puisque le
nombre de carcasses jetées sur ce tas de toute antiquité est forcément
plus grand – durant depuis une éternité ce n’est qu’une
hypothèse que nous proposons – ce tas de carcasses empilées les unes
sur les autres pourrait avoir d’autres formes géométriques – ou non
géométriques - nous laissons ces conjectures à
l’imagination des lecteurs potentiels – parlons maintenant du
processus cyclique de la transmutation – imaginons un instant chaque
carcasse potentielle – humaine ou animale – faisant la queue leu
leu – tenant sa position dans le circuit qui mène de la vie à la
mort – et vice versa de la mort à la vie – la mort la mort toujours
recommencée – comme aurait pu dire Paul Valéry – passant d’un
état à l’autre par transmutation – de bas en haut – de la terre vers
le ciel pourrait-on naïvement dire – pour ceux qui s’illusionnent
encore de mensonges religieux – de haut en bas ou de droite
à gauche – pour ceux qui se foutent de quitter la place dans une
direction ou dans une autre – vivant mort – mort vivant – et revenant
encore et encore – ou plutôt se répétant comme une rumeur
transmissible à l’infini dans n’importe quelle direction – c’est ce
processus qui permet la reproduction – grâce au sexe – disons-le tout
net – ce qui confirme ce que nous énoncions plus haut –
la transmutation et le sexe ne sont qu’une seule et même chose –
mais laissons là ces considérations d’ordre métaphysique
Raymond Federman, Les Carcasses, LaureLi Léo Scheer, 2009, p. 50-52.
Quand j’ai choisi cet extrait pour illustrer le dernier livre de
Federman, je ne savais pas que c’était le dernier. Quand j’ai lu la
nouvelle chez son éditrice, je me suis trouvé heureux d’avoir eu une fois l’occasion d’entendre sa voix.
J’ai un peu regretté que ma timidité vaguement bêtasse m’ait empêché de
lui dire en face tout ce que je
pensais de son œuvre – mais de toutes manières je n’en aurais pas eu
le temps. Ici j’en ai un peu plus (enfin, pas beaucoup plus en fait).
Des Carcasses de Federman, on en parle aussi notamment chez Claro, Libr-critique, et sur Lignes de fuite.
Mais arriverez-vous à tout lire ? Monsieur Pha, raisonnez-le ce n'est pas bon pour son arthrose!
(regardant partout)
Où ça ?