mercredi 18 mars 2009

les nanas, tu sais

Albert a dit : Joseph, mon pote, toi qui es né ici : nom de dieu, tu peux me dire ce je suis censé faire avec les gamins de ce quartier ? J’en ai rien à foutre qu’ils s’enfilent dans mon dos, mais quand ils balancent des paquets de capotes dans la poubelle en plein milieu de mon cours, qu’est-ce que je suis censé faire ?
Joseph a dit : Fais pas attention.
Albert a dit : Le problème, c’est que je rougis, je rougis.
Joseph a dit : Tu vas pas me faire croire que tu mènes une vie monacale, mec, avec toutes les nénettes qui papillonnent dans cette maison. C’était qui, avant-­hier soir, par exemple ? Ta régulière ?
Albert a dit : Non, celle d’un autre. Je voudrais pas que tu croies qu’on profite d’elle ou quoi que soit. Je vais te raconter une histoire marrante sur elle, mon vieux, enfin, j’espère au moins que tu vas la trouver marrante. Cette nana, avec qui j’étais il y a trois ans, j’en pinçais pour elle, je l’avoue, et pas qu’un peu. Et puis, j’ai poussé le bouchon un peu trop loin, comme d’habitude, c’est un mécanisme de défense, une sorte de besoin d’être blessé, alors j’y vais un peu fort – donc, je l’avais pas revue depuis deux ou trois ans, et puis il m’est arrivé un truc qui ne m’était jamais arrivé avant – je suis, si l’on peut dire, devenu ami avec elle – mais il n’y avait rien de sexuel dans l’histoire – ne te marre pas –, je l’em­menais en soirée ou ailleurs et ça me faisait plaisir – enfin, j’avais pas à me ronger les sangs si elle par­lait à un autre ou si quelqu’un lui faisait du gringue – et ça fonctionnait très bien comme ça, et il se trouve que je connais le type qu’elle va épou­ser – elle se marie dans trois semaines – et je l’aime beaucoup ce type, en plus. Pour résumer, c’est une belle amitié sans ambiguïté : mais avant-hier soir, voilà qu’elle débarque un peu après mon retour de l’école – tu sais dans quel état je suis quand je reviens du boulot, complètement lessivé, mon cer­veau tourne au ralenti pendant au moins une heure. Enfin bref, je lui fais un thé, je lui file un ou deux biscuits et on papote tranquillement, et tout ça est gentiment popote, et sur ce, voilà qu’elle décide d’aller se laver les cheveux, alors je lui dis à quel point je trouve tout ça un peu popote, et est-ce qu’elle ne prend pas trop ses foutues aises comme si j’étais Mike, son foutu fiancé. Alors, elle dit Non, elle trouve qu’elle est très sexy comme ça. Ce à quoi je ne peux rien faire d’autre que rigoler, sous cape. Enfin, quand je suis à nouveau capable de penser, je lui propose d’aller au théâtre, j’ai pas envie de passer toute la soirée à papoter avec elle, sachant qu’il n’y a aucune chance pour que ça se passe comme ça ce serait passé si elle était été n’importe quelle autre nana, mais elle n’est carrément pas chaude pour sortir. Malheureusement, je m’en suis rendu compte seulement plus tard, bon, finalement on arrive à ce foutu théâtre, et tu devineras jamais ? Elle s’endort – et pas qu’une fois, non, deux, une fois à chaque acte. Bon, je sais que la pièce était à chier – le théâtre est mort, mon pote, mort et enterré, tu sais, surtout le théâtre intellectuel, et tous ces foutus cri­tiques nous mènent en bateau avec leurs papiers à deux sous – mais quand même ! Enfin bref, j’en reviens à mes moutons, t’en fais pas, la nuit dernière elle m’appelle et elle me demande si j’ai aimé la pièce. Pas vraiment, je lui dis. Moi non plus, et elle répond, je regrette qu’on y soit allés. Et qu’est-ce que tu aurais préféré faire, je lui demande. Rester chez toi et faire l'amour, qu’elle dit. Nom de dieu ! Et elle se marie dans trois semaines, avec ça !
Joseph a dit : C’est comme ça les nanas.
Albert a dit : Tu remarqueras qu’elle n’a pas été foutue de le dire quand c’était le moment – si c’est ce qu’elle avait vraiment voulu, elle me l’aurait dit à ce moment-­là, tu crois pas ?
Joseph a dit : Pas forcément. Les nanas, tu sais.
Albert a dit : Je te jure, Joseph, j’arrive pas à m’expliquer l’attitude des femmes vis-à-vis des hommes. Tout ça me dépasse. Comme ces minettes à l’école, dont je te parlais à l’instant, avant que je m’égare. Elles viennent vers moi après la pause de midi – je suis sûr qu’elles se font quelques passes dans le coin –, je le sens bien, mon pote, fais moi confiance. Elles viennent de s’envoyer ­en l’air quelque part. Et elles se pointent, se collent à mon bureau, en pensant sûrement que je n’ai aucune idée de leurs manigances. Ou tout simplement pour voir si je suis au courant et si j’ai assez de cran pour l’ouvrir. N’importe qui péterait un plomb.
Joseph a dit : Fais comme si de rien n’était.
Albert a dit : C’est trop me demander.
Joseph a dit : C’est toi qui a des soucis de libido, mon pote, la libido, c’est ça ton problème.
B.S. Johnson, Albert Angelo, Quidam 2009, p. 146 à 149.



Commentaires

Une écriture qui - plus encore que le thème - me rappelle un auteur américain contemporain, je n'arrive pas à mettre un nom sur mon impression !
Ravie en tout cas, de découvrir ces lignes de Brian Stanley Jonhson réhabilité dans la mémoire collective.
Commentaire n°1 posté par Pascale le 18/03/2009 à 15h18
Une inventivité et une liberté d'écriture rare et stimulante. J'en mettrai d'autres passages demain, pour la variété.
(Peux pas t'aider pour le nom de cet auteur américain. Mais en effet le thème - celui de l'enseignement -, à mon sens, même s'il est traité avec beaucoup de vérité, n'en est pas moins qu'un "sujet apparent".)
Commentaire n°2 posté par PhA le 18/03/2009 à 17h46
Très drôle. ça peut ressembler à certaines femmes, en effet.
Commentaire n°3 posté par thibault le 24/03/2009 à 19h50
Oui, le livre est très drôle dans l'ensemble ; son écriture est aussi très libre et très inventive, j'ai essayé d'en donner quelques exemples dans mon billet suivant (parmi ceux qui supportent la mise en page du blog).
Commentaire n°4 posté par PhA le 24/03/2009 à 20h27

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