mardi 3 mars 2009

mythologie

Il arrive que lectures personnelles et lectures professionnelles (ces dernières concernant mes élèves de 6e) se croisent – voire qu’elles riment (en -ias).
   
Herbert Tobias, votre premier frère en désastre, avant de disparaître on ne sait où, eut le temps de vous baptiser.
Petite sœur, la vie est courte, tu es là pour marcher sur la tête des rois ! À une femme telle que toi, il faut nez qui saignent et couronnes fendues. Tu vas adopter le nom de ce Grec, Nico Papatakis, qui prend le temps de produire le premier long métrage très confus d’un certain Cassa­vetes (un certain Shadows, des histoires de nègres dans des rues en noir et blanc) et ne jette jamais un seul regard sur moi. Tu vas prendre le nom du seul homme qui ne m'a jamais trahi, qui n’a jamais prétendu m’aimer, qui ne sait même pas qui je suis. Quelle promesse ! Tu t’appelleras Nico désormais. Tu porteras mon désespoir sur les scènes du monde, tu lui donneras son sens secret. Cet homme si droit, si juste, cette incarnation de la mesure et du bon goût, tu vas d’abord faire porter des robes à son nom, le couvrir de crèmes et de colifichets.
Et quand viendra ta chute – car je ne t’ai donné tous ces conseils de prudence que pour qu’ils t’exaspèrent, afin que tu te jettes plus vite par-dessus bord et en croyant n’obéir qu’à ton seul instinct –, quand viendra la chute après la gloire, tu traîneras son nom dans les articles les plus sordides de la presse à scandale.
Dès à présent, pas un muscle de ton visage ne doit plus bouger quand on prononce ton ancien nom. Jamais en­tendu Christa Päffgen, jamais vu : tu ne sais pas ce que c’est. Christa Päffgen : corps mort, dépouille pour biographes. Marche Nico, marche, car c’est la fin du monde en avançant !
 
Alban Lefranc, Vous n’étiez pas là, p. 69-70, Verticales, 2009.
 
 
 
Bientôt l’âme du Thébain Tirésias arriva, son sceptre d’or à la main. Il me reconnut et me dit :
– Malheureux ! Pourquoi quitter la lumière du soleil et venir chez les morts en leur triste pays ? Mais écarte-toi que je boive le sang et te dise la vérité !
Il dit ; je m’écartai et remis au fourreau mon épée à clous d’argent. Il but le sang noir et ce devin irréprochable me dit :
Tu désires un doux retour, illustre Ulysse, mais un dieu te le rendra amer. Je ne crois pas que Celui qui ébranle la terre te pardonne en son cœur d’avoir aveuglé son fils. Pourtant, il se peut que vous arriviez, au terme de longues souffrances. Mais il te faudra savoir contenir ton cœur et retenir tes hommes lorsque ton solide navire abordera l’île du Trident. Vous y verrez paître les bœufs et les gras moutons du Soleil, le dieu voit tout, entend tout. Si tu les laisses sains et saufs, si tu songes au retour, alors vous rentrerez tous à Ithaque; mais si tu les blesses, je te prédis la perte de ton navire et de tes compagnons. Tu en réchapperas seul, et, comme un misérable, ayant perdu tous tes compagnons, tu reviendras sur un navire étranger pour souffrir encore en arrivant chez toi. Tu y verras des hommes gas­piller tes richesses et courtiser ta femme. Mais sans doute te vengeras-tu à ton retour. Voilà, j’ai dit et c’est la vérité.
 
Homère, L’Odyssée.




Commentaires

Art poétique

Voir que le fleuve est fait de temps et d'eau,
Penser du temps qu'il est un autre fleuve,
Savoir que nous nous perdons comme un fleuve,
Que les destins s'effacent comme l'eau.

Voir que la veille est un autre sommeil
Qui se croit veille, et savoir que la mort
Que notre chair redoute est cette mort
De chaque nuit, que nous nommons sommeil.

Voir dans le jour, dans l'année, un symbole
De l'homme, avec ses jours et ses années ;
Et convertir l'outrage des années
En harmonie, en rumeur, en symbole.

Faire de la mort sommeil, du crépuscule
Un or plaintif, voilà la poésie
Pauvre et sans fin. Tu reviens, poésie,
Comme chaque aube et chaque crépuscule.

La nuit, parfois, j'aperçois un visage
Qui me regarde au fond de son miroir ;
L'art a pour but d'imiter ce miroir
Qui nous apprend notre propre visage.

On dit qu'Ulysse, assouvi de prodiges,
Pleura d'amour en voyant son Ithaque
Verte et modeste ; et l'art est cette Ithaque
De verte éternité, non de prodiges.

Il est aussi le fleuve interminable
Qui passe et reste, et reflète le même
Contradictoire Héraclite, le même
Mais autre, tel le fleuve interminable


Borgès, L'Auteur
Commentaire n°1 posté par Fayçal le 03/03/2009 à 11h47
Merci Fayçal. Je me rends compte, un peu honteux, que je n'avais jamais lu ce poème !
Commentaire n°2 posté par PhA le 03/03/2009 à 19h33
Un peu honteux... !? Mais vous avez une sacré chance de pouvoir découvrir, d'avoir un regard neuf, enfant...
Félicitations !
Commentaire n°3 posté par Fayçal le 03/03/2009 à 21h07
Chanceux grâce à vous, Fayçal ; mais vous avez raison : il m'arrive souvent, à la lecture d'un chef d'oeuvre ancien, d'avoir envie de crier au chef d'oeuvre, et de me taire parce que tout le monde est déjà au courant ; mais ce plaisir, cette bonne nouvelle que je garde pour moi reste un trésor.
Commentaire n°4 posté par PhA le 03/03/2009 à 21h15

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