dimanche 8 septembre 2024

Abécédaire du dimanche (commissionnaire)

Acheter : biscottes, cacao, deux éclairs. Fruits : goyaves haïtiennes, icaques, jujubes, kiwis. Légumes : manioc, navets, oignons, panais. Quatre rognons. Six truites. Un vin (Wolfberger). Ximénia, yuzu (zest).


(Abécédaires mixologiquealphabébêtiqueabécédarophileconversationnelprésidentielonomatopéiquefaunophoniqueproverbialbibliomaniaqueaquoibonistemeurtriertouristiqueculinaireguerrierfloralzoologique.) 

samedi 7 septembre 2024

Souvenirs de mon père, 4

A Arras, on t’a mis un petit lit à côté du lit de Tata. Milou, elle, avait le sien à côté de celui de Grand-mère. Les chambres étaient au premier étage. Je m’étonne. La maison était très grande. Combien au juste pouvait-il y avoir de pièces ?

En effet, la maison d’Arras comportait un grand salon, un petit salon, une grande salle à manger, une petite salle à manger, une grande cuisine avec arrière-cuisine, une salle de lessivage, un jardin avec poulailler, une petite cour avec toilettes dans la cour. Au premier étage, il y avait trois chambres dont deux avec cabinet de toilette, une grande grande salle de bain, des WC, de grands placards. Au deuxième, il y avait quatre chambres dont deux avec cabinets de toilettes, des WC, deux grands placards. Au dessus, il y avait un grenier qui faisait toute la surface de la maison avec deux chambres dites « de bonnes ». Le toit du grenier était en partie vitré. En dessous de la partie vitrée, il y avait un grand carré entouré d’une balustrade avec des ferrures soutenant des grandes plaques de verre très épais, dit « verre cathédrale ». A chaque étage, il y avait un couloir circulaire qui encadrait un grand vide laissant passer la lumière du jour venant du grenier. Le hall était ainsi très bien éclairé. Il y avait une cave qui faisait toute la surface de la maison avec deux entrées différentes, plus une donnant directement dans la rue pour le passage des charbonniers. En plus, il existait une seconde cave en dessous de la première, accessible par un escalier. On appelait ce type de cave dans le nord une bove. La bove était plus petite que la cave mais il y avait une grande ouverture fermée par une grille. Derrière apparaissait un mur plus récent qui bouchait, paraît-il, un souterrain qui menait dans le sous-sol du beffroi de l’hôtel de ville.

Sans doute préféraient-elles que vous dormiez à côté d’elles.

mercredi 4 septembre 2024

Hemlock de Wittkop

J’ai aussi profité de l’été pour lire l’énorme, le monstrueux, le magnifique Hemlock de Gabrielle Wittkop, dont je n’avais encore jamais rien lu jusqu’à présent. J’avais l’impression de tenir dans les mains un chef-d’œuvre de l’art baroque, mais complètement contemporain.

Désirer la mort de celui qu’on aime parce que sa vie, à lui, n’est plus une vie, la désirer parce que c’est le seul moyen de continuer soi-même à vivre, et savoir à quel point on souffrira de cette perte irrémédiable et désirée, c’est ce que vit Hemlock, une femme de notre temps, qui est le protagoniste du roman éponyme, sans en être du tout le personnage principal. Car elles sont trois, trois à n’avoir pas seulement désiré la mort, mais à l’avoir donné, trois, l’amour en moins. Trois femmes dont les destins (vraiment) tragiques sont évoqués successivement, dans un ordre qui n’est pas seulement chronologique. La première est une célébrité : Béatrice Cenci – qui m’a notamment donné envie de relire les Cenci, ma lecture des Chroniques italiennes de Stendhal commence vraiment à dater. C’est comme un roman dans le roman, qu’enclenche la présence d’un tableau qui traverse tout le livre, Judith et Holopherne, comme de juste, devant lequel passe Hemlock puis, quatre siècles plus tôt, la petite Beatrice Cenci, au début de sa courte vie. Le même tableau, d’autres motifs récurrents pavent le chemin qui nous amène en France un siècle plus tard. J’avoue m’être tant attaché au sort tragique de Beatrice – évoqué sur plus de deux cents pages, je crois bien ; j’ai craint que la suite ne puisse tenir la note. Mais la Marie-Madeleine d’Aubray, future Marquise de Brinvilliers, dépeinte par Gabrielle Wittkop est tout simplement fascinante. Deux-cents pages encore, proprement hypnotiques, d’une extrême précision encore dans la documentation, où l’on suit cette femme que rien n’arrête – un gros vase quand elle est enfant, jusqu’au pire – écrites comme un poème, avec de multiples échos, aussi bien à l’intérieur de l’histoire de la Brinvilliers qu’avec Hemlock et ses souvenirs, laquelle revient régulièrement, avec des échos aussi aux deux autres : Beatrice Cenci et Mrs Fulham, dont le destin termine le livre dans une concurrence étonnante entre l’atroce et le dérisoire.

Un gros livre, sans doute (plus de six cents pages), mais surtout un grand livre, que Quidam éditeur a ressorti cette année dans sa collection de poche Les Nomades.





lundi 2 septembre 2024

Le Contrat, par Franz Franquin et André Kafka, épisode 34

La dernière fois qu’on aperçut Messerschmied chez Brunnen cette saison-là, il mangeait tranquillement des frites. Le papier qui servait de cornet était imprimé. Cela contraria Messerschmied.

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dimanche 1 septembre 2024

Abécédaire du dimanche (mixologique)

Au bar, cocktails divers : eau ferrugineuse, gin highball, iceberg juice, kir loyal, malibu night, orgasm paradise, quick raspberry sea, tequila ultime, vieux whisky xérès, yellow zombie.


(Abécédaires alphabébêtique, abécédarophile, conversationnel, présidentiel, onomatopéique, faunophonique, proverbial, bibliomaniaque, aquoiboniste, meurtrier, touristique, culinaire, guerrier, floral, zoologique.)

samedi 31 août 2024

Souvenirs de mon père, 3

Mais c’est du jour de tes quatre ans que démarre vraiment ta mémoire. Ce jour-là, tu fais la sieste dans la chambre de Tit Mé, sur le lit de la garde-malade. Il est quatre heures vingt, ta mère te réveille : « Mimi, tu as quatre ans. » C’est ton premier souvenir vrai et définitif. Depuis, tu te souviens « de tout ».

C’est à Amiens, au 29 rue Croix Saint-Firmin. Tit Mé est paralysée.

Milou n’est pas là. Elle est à Arras. A six ans, elle est entrée à l’école à Arras. Tit Père estimait sa fille incapable de s’occuper de deux enfants. Tit Père payait Grand-mère Annocque pour la garde de Milou. Tu insistes sur ce verbe : payer. Milou était leur petite-fille à tous les deux.

Plus tard, tu es arrivé à Arras, toi aussi, vers cinq ans et demi. Pendant une année, peut-être moins, tu es allé chez à la maternelle, chez les Frères de Saint-Jean-Baptiste. Ils étaient très gentils et très doux avec les enfants.

jeudi 29 août 2024

mercredi 28 août 2024

Une fois (et peut-être x autres)

J’ai aussi lu cet été le très intrigant roman du jeune romancier Kostis Maloùtas (né à Athènes en 1984), Une fois (et peut-être une autre), traduit du grec par Nicolas Pallier et publié il y a déjà quelques années (en 2019) aux excellentes éditions DO. Le sujet en est éminemment borgésien : un auteur allemand, Wim Wertmayer, et un auteur uruguayen, Joaquín Chiellini, tous deux sans grande notoriété, ont écrit, chacun dans sa propre langue et s’être concerté ni d’ailleurs se connaître, le même roman : Une fois (et peut-être une autre). Comme pour preuve, voici que, dans la première partie du roman de Kostis Maloùtas Une fois (et peut-être une autre), on nous raconte – je dis bien « raconte » – le roman de Wim Wertmayer – et donc aussi celui de Joaquín Chiellini – , c’est-à-dire à dire en le résumant dans les détails, si vous voyez ce que je veux dire, suffisamment pour que le lecteur ait le temps de suivre vraiment les pérégrinations de son héros, juste appelé « le Sec », dans un environnement suffisamment anonymé pour qu’on n’y reconnaisse ni l’Allemagne ni l’Uruguay, non plus que la Grèce ou encore, pourquoi pas, l’Irlande, tout en ayant presque oublié que ce héros, le Sec, n’est pas celui du roman de Kostis Maloùtas, lequel en a plusieurs, qui seront non seulement les deux auteurs des deux romans jumeaux, mais aussi leurs éditeurs respectifs, sans oublier les premiers chroniqueurs desdits romans, lesquels ont eux-mêmes… mais il vaut mieux que je n’en dise pas plus, vous comprendrez pourquoi en lisant vous-même. Je vous dirai juste encore qu’Une fois (et peut-être une autre) est une sorte de vis littéraire sans fin, et que si vous êtes vraiment curieux je vous conseille vivement de cliquer sur ce lien-ci.



mardi 27 août 2024

Pourquoi Emmanuel Macron ne veut-il pas d’un gouvernement de gauche ?

Officiellement, c’est parce qu’un tel gouvernement serait « immédiatement censuré ». Si la chose arrivait, on ne pourrait pourtant pas accuser le Président de déni de démocratie : il aurait tenu compte du résultat des élections, et on ne pourrait pas lui imputer cette censure. Pourquoi dès lors prendre le risque de passer pour le président qui aurait enterré la démocratie en refusant d’acter la défaite de son parti aux élections et le succès du NFP ? Et si la raison d’un tel refus, qui balaie comme irresponsable un programme qui, sur le fond, s’annonce comme social-démocrate, était plutôt l’inquiétude que ce gouvernement NE SOIT PAS censuré ? Car, si l’on y regarde de près, les électeurs LR et Renaissance élus avec les voix de la gauche ne risquent-ils pas un discrédit total à censurer ceux grâce à qui ils ont pu battre le candidat RN ? Et du côté du Rassemblement National, n’y a-t-il pas aussi un risque à censurer un gouvernement prêt à abroger la récente réforme des retraites, contre laquelle la majeure partie de leurs électeurs étaient vent debout, tout ça pour favoriser le retour de la Macronie ? C’est pourquoi, je serais tenté de lire dans le refus d’Emmanuel Macron ce message subliminal : à ses yeux, le risque, en nommant Lucie Castets Premier Ministre, n’est pas que son gouvernement soit censuré, mais bien plutôt qu’il ne le soit pas.



lundi 26 août 2024

Le Contrat, par Franz Franquin et André Kafka, épisode 33

Messerschmied se rappelait être une nouvelle fois retourné chez Brunnen. Il y avait retrouvé Monsieur Witz, qui avait sorti le contrat. Messerschmied avait signé. Ils étaient aux anges, Messerschmied et Monsieur Witz ; ce dernier avait même sorti le champagne pour fêter l’événement. Ils trinquaient tous les deux ; Messerschmied tenait sa coupe de champagne dans une main, le contrat dans l’autre, qu’il admirait comme une œuvre d’art. Son œuvre. Et puis, dans un éblouissement, tout avait disparu.

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dimanche 25 août 2024

samedi 24 août 2024

Souvenirs de mon père, 2

La suite des souvenirs de mon père, tels que je les ai notés en les écoutant, il y a une quinzaine d’années. Mon grand-père s’était engagé dans une carrière d’officier, comme son père, quand la première guerre a éclaté ; c’est pour ça que pendant sa captivité, lors de laquelle il a écrit les cartes qui font la matière de Mon jeune grand-père, il était dans un camp d’officiers, malgré son très jeune âge.

« Tit Père » (oui, ce sont des gens du Nord) était le père de ma grand-mère paternelle, un industriel aisé (à cette époque-là).

Pour les personnes qui ne connaîtraient pas du tout ma famille, l’insistance sur le racisme prend tout son sens à la lecture des Singes rouges.


Ton père avait des sociétés de vente de matériel photographique, subventionnées par son beau-père ; c’est de ça qu’il vivait. Il avait déjà subi deux faillites. C’est pour ça qu’après sa mort Tit Père a interdit à Mamie de se remarier. Pour lui, un gendre, c’était synonyme de fléau, de parasite.

C’est pour raison de santé qu’il avait quitté l’armée. Il était fait pour l’armée, comme son père. Il aimait vraiment ça.

Mamie aurait pu toucher une pension de l’armée, mais Tit Père, grand seigneur, a dit qu’il en faisait « cadeau à la République ». C’est pour ça qu’ensuite elle s’est trouvée sans un sou, alors qu’elle y aurait eu droit. Mais à ce moment-là, c’était trop tard.

Ton père aimait la carrière militaire. C’est en 1923 qu’il a quitté l’armée.

Quand Marraine Milou est née, à Amiens, votre père était en Algérie, à Constantine. Il était très raciste et horrifiait Mamie. Toute la famille était raciste. Même Tit Mé était raciste (et pourtant c’était une bonne personne). Il n’y avait que Mamie qui n’était pas raciste. Même son frère, Tonton Léon, était raciste. Ta sœur et toi, vous avez reçu de Mamie une éducation anti-raciste. Mais c’était comme un îlot au milieu de la famille.


vendredi 23 août 2024

court toujours (273)

Un nosse, des zo.

Un neufe, des zeu.

Un beufe, des beu.

Un cerfe, des serre.

Un nourse, des zour.

C’est comme ça qu’on devrait parler.




mardi 20 août 2024

Brûler l’Énéide

J’ai aussi lu l’Énéide (car figurez-vous que je n’avais jamais lu l’Énéide – alors que depuis toujours l’Iliade et l’Odyssée me passionnent). Oserais-je le dire ? Je n’ai pas été emporté. Ça se lit toujours très bien, sans efforts ; mais autant les destins d’Achille, d’Hector, de Pâris, de Patrocle, de Diomède, d’Ulysse, me passionnent, autant celui d’Énée me laisse froid. C’est sans doute l’absence de défauts (certes Hector et Patrocle n’en ont pas tellement – mais au moins se battent-ils pour une cause qui n’est pas la leur), l’absence de failles. Énée est lisse. Je me demande bien ce que Didon a pu lui trouver. Ah oui, c’est à cause de Vénus. Je n’aime pas les divinités non plus, dans l’Énéide, Vénus et Junon en tête. Je n’y crois pas. Je les ai bien connus ; ils n’étaient pas comme ça, les vrais dieux. Je n’aime pas ce que Virgile en fait ; d’ailleurs il n’a pas tellement l’air d’y croire lui-même.

Bien sûr, je suis sans doute de mauvaise foi, comme tous les gauchistes. Car il y a sûrement des raisons politiques à mon rejet. Virgile écrit pour l’empereur, pour l’Empire. C’est d’ailleurs fait avec pas mal de subtilité, mais ça se sent. Même si l’Iliade et l’Odyssée s’adressent aussi à la noblesse de leur temps, l’humanité m’y paraît bien plus présente. Énée, c’est le modèle proposé aux Romains du début de l’empire. Récupération du mythe. Mais Virgile voulait brûler l’Énéide. Pour faire comme Kafka ? Alors, très certainement, elle vaut bien mieux que tout ce que je viens d’en dire.

(Et voilà que je suis pris d’une envie subite de lire la Mort de Virgile d’Hermann Broch.)



dimanche 18 août 2024

Abécédaire du dimanche (abécédarophile)

Aimable, belle contrainte ! Découvertes étonnantes ! Fouilles gracieusement hasardeuses ! Inconnu jaillissant ! Kaléidoscope lumineux ! Merveilleux nid où poussent questionnements rares sur tout un vrac : « witloof ? » « xylidine ? », « yponomeute ? », « zérotage ? »…



samedi 17 août 2024

Souvenirs de mon père, (Gretz, 1928) 1

Il y a une quinzaine d’années, j’ai demandé à mon père de noter ses souvenirs. Nous avons travaillé à quatre mains. Puisqu’il a décidé que c’était le moment, j’en posterai un extrait chaque samedi sur ces Hublots. Voici le début. Le père de mon père, dont il est question dans ce passage, c’est bien sûr « mon jeune grand-père », qui a été prisonnier de guerre durant la Première Guerre Mondiale et dont j’ai recopié la correspondance dans Mon jeune grand-père, publié aux éditions Lunatique en 2018, cent ans après la fin de cette correspondance.


Ton souvenir le plus ancien, c’est la vision fixe de ton père sur son lit de mort en noir et blanc. Tu es assis sur une chaise, tu balances tes jambes. C’est dans la grande chambre de la maison de Gretz. « Tu ne peux pas t’en souvenir, tu étais trop petit quand elle a brûlé. » « Quand elle a brûlé, je n’étais pas né. » La maison de Gretz, elle appartenait à Tata. Elle l’avait achetée pour les vacances. Elle la prêtait aussi à son frère, pour les vacances. Il y faisait des travaux. Des travaux épuisants.

Sa vésicule – il est mort des suites d’une péritonite vésiculaire – aurait pu être opérée si cela avait été pris à temps. Mais les médecins le soignaient pour le cœur.

Non, tes parents ne voulaient plus d’enfants. Ton père avait trente-quatre ans, Mamie vingt-huit. C’était en 1928. (Ils avaient déjà deux enfants, fille et garçon.)


Mamie t’a souvent parlé de ta naissance. Ça s’est fait à domicile, comme souvent à l’époque, comme pour Milou à Amiens. Toi, tu es né à Paris, rue de la Convention.

Tu as failli mourir. Tu as fait une hémorragie interne pendant quinze jours. On te nourrissait avec de l’eau sucrée. C’était la faute du médecin, d’après Mamie ; parce qu’il t’avait soulevé par le cordon ombilical. Il passait te voir tous les jours. Tu étais soigné par une infirmière à domicile à laquelle il demandait, chaque fois qu’il arrivait : « Il n’est pas encore mort ? » Et Mamie, couchée dans son lit, entendait ça.

Contre toute attente, tu n’es pas mort. L’hémorragie a cessé. Le docteur a fini par dire : « On pourrait peut-être le donner à sa mère pour qu’elle l’allaite. » Tu as ressuscité en peu de temps.

Mamie te racontait souvent cette histoire.

Plus tard, à chaque fois que ce médecin te voyait, il disait : « Ah ! C’est lui, mon fils ! » Il t’avait, à l’entendre, sauvé la vie. Cela te mettait hors de toi. Tu t’en souviens bien. Mystérieusement, Mamie l’avait gardé comme médecin ; même après qu’il eut soigné ton père pour le cœur alors qu’il mourait d’une péritonite vésiculaire.

vendredi 16 août 2024

Saint Glinglin

(Lectures de l’été)


Je n’avais pas lu Saint Glinglin, de Raymond Queneau ; c’est chose faite. Je ne sais pas trop pourquoi j’ai aimé ce livre et, cherchant ici et là, je me suis rendu compte que peu de lecteurs se sont mouillés à en dire quelque chose. « Mouillés » en est d’ailleurs peut-être une des raisons, car c’est un roman où tout finit mouillé. C’est à cause de Pierre, le fils du maire de la Ville Natale, qui tenait à faire son discours sur les poissons (qui lui avaient appris le sens de la vie lors de son séjour dans la Ville étrangère dont il n’a jamais su apprendre la langue) et que son père a humilié au point que le fils a souhaité la mort du père, lequel s’est retrouvé statufié après sa chute dans la fontaine pétrifiante. Oui : on est en plein dans le mythe – et en même temps – fréquentation quotidienne de Franquin oblige –, je ne peux m’empêcher de voir dans ce maire et sa Ville Natale une préfiguration de Champignac et de son maire si glorieusement statufié : les personnages y sont à peu près aussi ridicules, juste peut-être un plus délicieusement antipathiques encore. Ou bien alors c’est à cause de l’enlèvement par l’auteur d’une star hollywoodienne à la réalité, Alice Faye, qui devenue Alice Phaye tombe dans les bras de Paul (évidemment le frère de Pierre et de Jean), parce que celui-ci était tombé dans les pommes en la voyant non plus sur l’écran mais en chair et en os (sans doute plus en chair qu’en os). Bref, voilà pourquoi je ne saurais pas trop vous dire pourquoi j’ai aimé Saint Glinglin – du moins me suis-je quand même un peu mouillé moi aussi.



jeudi 15 août 2024

Pour mon père

Voici le texte que j’ai lu hier aux obsèques de mon père.


Un jour, je t’ai demandé quel était ton souvenir le plus ancien. Il est difficile pour la plupart d’entre nous de donner une réponse sûre et précise à une telle question ; mais toi, tu pouvais. Il faut dire que ton souvenir le plus ancien, une vision plus qu’un souvenir – tu précises : en noir et blanc – c’est la vision de ton père sur son lit de mort. C’est dans la grande chambre de la maison de Gretz. Tu es assis sur une chaise et tes pieds ne touchent pas le sol (tu gardes un souvenir très net de ce détail : tes pieds ne touchent pas le sol) ; tu les balances, comme font les petits enfants. Car tu es un tout petit garçon ; tu n’as que trois ans mais déjà, tu n’as plus de papa. Il te manquera toute ta vie.

Cette veillée funèbre, puisqu’il faut bien appeler les choses par leur nom, c’était en 1928. 1928.

Car c’est le début d’une vie très longue, où la mort tentera de s’inviter souvent, avec la maladie, avec la guerre, mais dont tu auras le bon goût de décliner l’invitation, grâce à quoi nous sommes là. Car il fallait que tu rencontres celle avec qui tu as partagé plus de soixante-treize années de mariage : notre maman. Et que naissent vos cinq enfants.

Au moment où j’écris ces mots, un souvenir me revient. Nous sommes tous ensemble, tous les sept : toi, maman, et vos cinq enfants. C’est dans la voiture, en rentrant d’Espagne. Les quatre « grands » sont à l’arrière : Michèle, Francis, Christian, Zabeth. Moi, je suis sur les genoux de maman : je n’ai que trois ans – comme toi. J’ai Kiki, mon ours jaune, dans les bras. Je me rappelle la voiture en face, et la nôtre qui décolle dans le virage. Et ton bras, au moment où la voiture retombe un peu plus bas, qui passe devant moi, pour remplacer la ceinture de sécurité qui n’existe pas encore, et m’éviter de traverser le pare-brise – j’en serai quitte pour une bosse. Personne n’a rien eu. Tout le monde va bien.

Tes enfants ont grandi. Tes petits-enfants ont grandi. Tes arrière-petits-enfants grandissent. Quatre-vingt-dix-neuf ans. Quatre-vingt-dix-neuf. Ce nombre, c’est une belle expression de l’infini. N’empêche, on a beau grandir, il y a encore des jours où nos pieds ne touchent pas le sol.