La lecture et la mémoire entretiennent d’étranges relations. J’ai eu souvent l’occasion de constater avec quelle force de très anciennes lectures avaient laissé leurs traces dans ma mémoire, encore récemment avec Kafka. On m’objectera peut-être qu’une lecture de Kafka ne peut pas ne pas laisser de traces ; soit, mais j’ai eu l’occasion de retrouver récemment dans la bibliothèque paternelle le Monde vert, de Brian W. Aldiss, lu avec enchantement vers la fin de l’enfance, de le feuilleter de nouveau, de constater à quel point en effet je m’en souvenais bien, tout en trouvant à présent l’ensemble somme toute assez bien oubliable – je le relirai sans doute en entier un jour pour lui rendre justice. Or parmi les livres que j’avais emportés cet été, il y avait Cosmicomics, d’Italo Calvino. J’aime Calvino, j’ai dû en lire sept ou huit. Je crois bien, je croyais bien, je ne sais plus trop, il me semble que le dernier, c’étaient les Villes invisibles, il y a déjà pas mal de temps, dix ans peut-être, mais guère plus, peut-être moins ; le temps entre la jeunesse et le moment présent passe sournoisement, hier on était en 2015, avant-hier en 2005. Bref Cosmicomics m’attendait sur son étagère depuis des années ; c’est le sort des livres, surtout les meilleurs, d’attendre des années sur leur étagère. Donc il y a quoi, trois semaines ? je commence la lecture de Cosmicomics ; je commence avec plaisir la lecture de Cosmicomics ; j’aime quand la littérature se mêle de sciences et d’humour (certains le savent). Or voici que la première histoire (Cosmicomics est un recueil de douze récits dont le narrateur, toujours le même, est vieux comme le monde ou comme l’univers, c’est selon, et nous raconte sa vie à l’époque de sa naissance – la naissance du monde, ou de l’univers, c’est selon), voici donc que la première histoire sonne familièrement, mais oui, attends, il va y avoir une petite fille attirée par l’attraction de la Lune au moment où celle-ci frôle la Terre, ainsi que les coquillages et étoiles de mer de la mer où flotte la barque d’où elle s’envole, la petite fille, bientôt incrustée de ces coquilles qui viennent se coller sur sa peau et y laisseront leurs traces, je ne me trompe pas, attends, mais oui, le passage arrive, c’est bien ça : j’ai déjà lu Cosmicomics et j’avais oublié. Pourtant l’histoire suivante, « Au point du jour », je la lis avec plaisir mais sans souvenirs, ainsi que la suivante, « Un signe dans l’espace » ; pareil pour « Tout en un point »… Non, je n’ai pas lu Cosmicomics en entier, je m’en souviendrais ; j’ai dû juste lire le premier récit, « La distance de la Lune » et j’ai dû être empêché de poursuivre pour une raison ou pour une autre ; il y a dans la vie tellement de choses qui m’empêchent, je ne vous raconte pas. Mais voici qu’arrive « l’Oncle aquatique ». Lui aussi prend très vite un air familier. En effet, j’ai déjà lu « l’Oncle aquatique ». Et je ne jurerais pas que je n’ai pas déjà lu « les Dinosaures ». J’ai donc probablement déjà lu Cosmicomics en entier. Mais quand ? Et surtout, pourquoi, alors que le livre me plaît, ne m’en souviens-je pas davantage ? De quoi souffrent donc mes méninges ? Ne devrais-je pas, plutôt que les livres que j’ai lus autrefois, relire ceux que j’ai lus la semaine dernière ? Comment le passé récent peut-il être plus lointain que le passé le plus lointain ?
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