lundi 8 décembre 2025

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 91

C’était peut-être avant. La chronologie devient moins sûre. En tout cas c’était l’automne, et comme il faisait beau, Messerschmied avait décidé de se rendre chez Brunnen à pied, en passant par le parc. Prendre l’air, prendre soin de sa santé, c’était important. En tout cas c’était la dernière chance qu’il offrait aux établissements Brunnen. Il avait pris rendez-vous avec Monsieur Schlehe, qui l’attendait. Messerschmied n’était pas d’humeur à supporter la moindre contrariété. Le contrat serait signé le jour même, ou jamais. Au détour d’un chemin, Messerschmied aperçut une silhouette vaguement familière. Il identifia un employé des établissements Brunnen, justement, un sous-fifre ; c’est sûrement parce qu’il se rendait chez Brunnen qu’il l’avait reconnu. L’autre ne l’avait pas vu ; il s’amusait à donner des coups de pied dans les feuilles mortes. Il n’avait visiblement rien de mieux à faire. Et il avait l’air heureux, qui plus est. Heureux pour rien, heureux de rien. C’était à désespérer. Messerschmied désespérait. Messerschmied ne se rendit pas chez Brunnen ce jour-là.

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dimanche 7 décembre 2025

Souvenirs de ma mère, 24 (les Singes rouges) : entre la Guyane et la Martinique, 1937

Quitter son premier pays


Dans l’ensemble elle a été très heureuse en Guyane. Elle faisait des promenades avec son père, avec sa mère sur la Plage des Palmistes. Elle faisait de grandes descentes en patinette. Elle courait après les sauterelles vertes. Même quand son frère Maurice lui faisait manger de l’herbe, avant qu’il parte pour la Martinique, elle a été très heureuse en Guyane.

Sauf à l’école.


On ne lui a jamais demandé, à lui, si le fait que sa mère n’ait pas aimé l’école avait un rapport avec le choix qu’il a fait de devenir professeur. Si on le lui demandait, il répondrait sûrement très vite que ça n’a aucun rapport. Très très vite.


En 1937, ils ont pris le bateau pour la Martinique. Elle avait probablement fait ce voyage auparavant, mais elle ne s’en souvient plus – sauf du corps mort de Monsieur Laudarin. Et puis aussi, ça lui revient à l’instant, d’un endroit où ils ont logé. Il y avait un vieux couple que son père appelait « Papa Rhum et Maman Rhum ». C’était peut-être lors d’un voyage qu’ils auraient fait à l’époque où ils ont quitté Cayenne pour Régina, quand elle avait quatre ans.

Mais en 1937, ils ont pris le bateau pour la Martinique et elle n’a plus revu la Guyane. Jamais. La Guyane est restée le nom de sa petite enfance.


Lui non plus, il n’est jamais retourné, non, il n’est jamais allé en Guyane. Pourquoi ? « Ça ne s’est pas trouvé » est-il une réponse suffisante ?


Sur le bateau qui les amenait à la Martinique, ils dormaient dans des hamacs, sur le pont. C’étaient leurs hamacs. Elle revoit aussi une cage avec des serins sur le bateau, mais ils n’avaient pas d’oiseaux quand ils se sont installés en Martinique. Ce doit être un souvenir de la précédente traversée, lors du voyage oublié.



vendredi 5 décembre 2025

Faites vos paquets.

Alors comme ça, vous êtes écrivain ? Dans quel genre ?

Dans le genre « cadeau de Noël ».



(Cliquez sur la photo pour en savoir plus, puis sur la photo pour en savoir plus, puis…)

mercredi 3 décembre 2025

Mon classique du mercredi : la Mouette, de Tchékhov

A cette époque où je faisais du théâtre avec Agnès Delume, j’avais encore à peu près l’âge de jouer Tréplev, dans la Mouette (c’était l’année d’avant Peer Gynt, je crois). On reconnaîtra ce passage de l’Acte I.

mardi 2 décembre 2025

images de la fatigue

Remarques-tu que tu ne donnes d’images de la fatigue, de manière légèrement romantique, que de tes artisans et métayers, mais jamais de bourgeois, ni de petits ni de grands ?


Je n’ai jamais, justement, vécu ces fatigues racontables chez les bourgeois.


Ne peux-tu au moins te les représenter ?


Non. Il me semble que la fatigue, chez eux, ça ne se fait pas ; pour eux, c’est des mauvaises manières, comme d’aller pieds nus. Et de plus, ils sont incapables de donner une image de la fatigue ; car leurs activités ne sont pas comme ça. Tout au plus peuvent-ils, au bout, montrer une fatigue mortelle, comme nous tous, espérons-le. Et je parviens, tout aussi peu, à m’imaginer la fatigue d’un riche ou d’un puissant, excepté, peut-être de ceux qui ont abdiqué, comme les rois Œdipe ou Lear. Je ne vois même pas de travailleurs fatigués sortir, à la fin de la journée, des entreprises complètement automatisées d’aujourd’hui, mais des gens qui se tiennent droits, dominateurs, avec des mines de vainqueurs et d’énormes battoirs de bébé, qui vont, l’instant d’après, prolonger au flipper du coin leurs gestes détachés et allègres. (Je sais ce que tu vas maintenant objecter : Toi aussi, avant de dire de pareilles choses, tu devrais être vraiment fatigué pour garder la mesure. » Mais il me faut parfois être injuste, et j’en ai envie. Et de plus, entre-temps, à force de poursuivre ces images, je suis, en proportion de mon reproche, assez fatigué.) – Une fatigue comparable à la fatigue du travail par équipes, j’en fis l’expérience enfin lorsque – ce fut ma seule possibilité – j’« allai écrire », des jours, des mois durant. De nouveau, quand après je venais dans les rues de la ville, je me voyais là comme ne faisant plus partie du plus grand nombre. Pourtant le sentiment d’accompagnement était, à cette occasion, tout différent : ne plus participer à la vie quotidienne habituelle ne me faisait plus rien ; au contraire, dans ma fatigue d’œuvre, près de l’épuisement, cela me donnait même un sentiment de bien-être : ce n’était pas la société qui était inaccessible pour moi, mais c’était moi qui l’étais pour elle, pour tous. En quoi vos réjouissances, vos fêtes, vos étreintes me regardaient elles ? – Moi j’avais les arbres là, l’herbe, l’écran de cinéma où Robert Mitchum ne faisait jouer que pour moi seul son expression insondable, les juke-box où Bob Dylan ne chantait que pour moi seul son « Sad-Eyed Lady of the Lowland » ou Ray Davies son et mon « I’m not like everybody else ».


Mais de telles fatigues ne couraient-elles pas le danger de se muer en orgueil ?


Peter Handke, Essai sur la fatigue ; traduction de Georges-Arthur Goldschmitt

lundi 1 décembre 2025

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 90

Quand ? On ne saurait le dire. Mais il y a tout lieu de penser que du temps, encore, du temps était passé. Peut-être était-ce à l’automne, ou au printemps, en tout cas c’était à l’une de ces saisons intermédiaires où l’on ne sait trop comment se couvrir. Messerschmied, quant à lui, avait opté pour son pardessus qu’il gardait entrouvert sur son complet veston, et pour son écharpe rouge assortie à sa cravate, seule fantaisie qu’il voulait bien s’autoriser. Il arriva en hâte dans les bureaux de Brunnen où il fut accueilli à bras ouverts par Monsieur Schlehe radieux. Il s’assit directement au bureau de ce dernier et s’empressa de parapher chaque page du contrat. Ce ne fut qu’après la dernière que, cédant à un petit accès de snobisme bien compréhensible et humain après les épreuves traversées, il sortit et alluma un de ses cigares de luxe, directement importés de Cuba. Messerschmied et Monsieur Schlehe laissaient enfin éclater leur joie lorsqu’une averse tropicale se déclencha, emportant tout : les contrats, le cigare, la joie et la foi en un avenir radieux.

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dimanche 30 novembre 2025

Souvenirs de mon père, 57 et dernier, 1945-1951

Tu as cherché du travail, et tu as trouvé la société Noiraud, qui fabriquait des radiateurs électriques, dans la rue Béranger, qui donne sur la place de la République ; ils t’ont pris tout de suite. Ton travail était « passionnant » : tu devais contrôler que les radiateurs électriques fonctionnaient bien, qu’ils n’avaient pas de fil à la masse, que tout était en ordre.

En même temps, tu as cherché un logement. Tu as trouvé une chambre d’hôtel dans la rue Commines, non loin de là. Tu devais rester là pendant six ans : tu y as même vécu avec maman ; vous êtes partis juste avant la naissance de Michèle.

Mais ce poste de contrôleur de radiateurs ne t’enthousiasmait pas outre mesure. Tu ne te voyais pas passer ta vie entière à contrôler des radiateurs. Alors tu as penser à la CGR, la Compagnie Générale de Radiologie, dont ton grand-père avait été l’un des fondateurs. Tu avais toujours l’adresse de Roycourt, son ancien associé ; et, sans savoir qu’il en était resté le PDG, tu es allé le trouver chez lui. Tu es tombé sur sa femme, qui t’a dit d’aller le voir à la CGR. Tu y es allé, tu as reçu par une dame qui s’appelait Mme Lecanu, qui était secrétaire de direction et qui avait très bien connu ton grand-père. Elle t’a congratulé quand elle a su que tu étais son petit-fils, et tu as été reçu par Roycourt, qui t’a engagé tout de suite, d’autant plus que tu suivais les cours du Conservatoire des Arts et Métiers. Il t’a dit qu’il allait te faire suivre différents stages avant de faire entrer comme agent technique. Tu as fait un stage de six semaines à l’atelier de montage électrique. Ensuite tu as fait un stage de quinze jours à l’atelier de réparation, et ensuite tu en as fait un autre de quinze jours à l’ateliers des transformateurs. Après, tu es passé au contrôle électrique. Là, tu as été nommé agent technique. Tu as travaillé au contrôle électrique pendant un an (en incluant les stages), puis tu as été nommé au siège, au service d’installation et de dépannage du matériel radiologique, qu’on appelait à l’époque le Bureau de la Région Parisienne. Tu es devenu agent technique dépanneur installateur. Tu es resté là, à la CGR, pendant six ans.


C’est ici que j’ai arrêté de noter les souvenirs de mon père.



samedi 29 novembre 2025

Souvenirs de ma mère, 24 (les Singes rouges) : Cayenne, années 30

 Ne pas manger de raisin


Elle était demi-pensionnaire. Un jour, à la cantine, il y a eu du raisin, qui venait de France. C’était rare. Les sœurs en ont donné à toutes les élèves. Mais à elle, elles lui ont dit : « Tu ne connais pas, tu n’en as pas besoin », et elles ne lui en ont pas donné. C’est vrai qu’elle ne connaissait pas. Mais elle en aurait bien mangé, ça lui faisait envie.

C’était du racisme.

Elle a raconté à ses parents qu’il y avait eu du raisin à la cantine et que les sœurs ne lui en avaient pas donné parce qu’elle ne connaissait pas. Son père est allé faire du scandale et il l’a désinscrite de la cantine. Après ça il venait la chercher tous les midis.

Un jour où son père était en retard, elles l’ont mise à l’attendre à la chapelle, toute seule, dans la chaleur. Elle s’est trouvée mal.


Elle garde de mauvais souvenirs de cette école.

Une fois, de rage, elle s’est glissée sous le bureau de la maîtresse et elle le lui a renversé sur elle. On l’a enfermée au cachot.



mercredi 26 novembre 2025

Mon classique du mercredi : Peer Gynt, d’Ibsen

Au début de la trentaine – certes je n’étais plus tout à fait un jeune lecteur mais enfin, ce n’est plus tout à fait hier non plus – je me suis remis au théâtre, avec Agnès Delume. Parmi les pièces que nous avons interprétées, il y a eu notamment Peer Gynt. C’est un merveilleux souvenir – notamment cette scène 6 de l’Acte II, dont je vous lis un extrait ; c’est un dialogue entre Peer et le roi des trolls, son beau-père pressenti.

La traduction est de François Regnault.



mardi 25 novembre 2025

Le Cimetière à Barnes

C’est un peu idiot, à chaque fois que je lis un roman de Gabriel Josipovici (Contre-jour : Triptyque d’après Pierre Bonnard, Moo Pak, Tout passe, Goldberg : Variations, Infini – l’histoire d’un moment, Dans le jardin d’un hôtel, Hotel Andromeda et maintenant Le Cimetière à Barnes), j’ai l’impression qu’il s’agit du plus grand romancier vivant. C’est complètement idiot, même. Je ne crois pas du tout que « grand » ait un sens. Je n’aime pas tellement les romans. Je suis farouchement opposé à l’utilisation du nom d’une personne, fût-ce celui d’un écrivain, comme label de qualité. N’empêche : à chaque fois que je lis un roman de Gabriel Josipovici (Contre-jour : Triptyque d’après Pierre Bonnard, Moo Pak, Tout passe, Goldberg : Variations, Infini – l’histoire d’un moment, Dans le jardin d’un hôtel, Hotel Andromeda et maintenant Le Cimetière à Barnes), j’ai l’impression qu’il s’agit du plus grand romancier vivant. C’est complètement idiot mais j’ai une excuse : je n’ai pas du tout le temps d’écrire un billet dessus.

(La traduction est de Vanessa Guignery.)



lundi 24 novembre 2025

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 89

Peut-être, sans doute même avait-on oublié, ou tout du moins omis, de raconter ceci. Messerschmied – mais était-il encore Messerschmied ? Était-ce bien Messerschmied qui, à peine vêtu, d’une peau de bête peut-être bien, marchait, marchait à travers la nature sauvage, sans rien, sans personne autour de lui, vers un but, un but ultime, toujours le même, jamais atteint ? Y arriverait-il seulement, et à quoi ? Il n’aurait pu le dire lui-même. Tout cela n’avait pas de sens. Il traversait des buissons inextricables, il ne voyait pas où il mettait les pieds. Tout cela prendrait-il fin un jour ? C’est alors qu’il mit le pied sur quelque chose, c’est alors qu’il se sentit saisi par la cheville ; que lui arrivait-il encore ? Il lui semblait bien qu’il avait été pris dans un piège. Mais qui donc lui aurait tendu un piège ? C’était cela, c’était cela surtout qui était terrible, cette conviction d’être tombé dans un piège qu’on n’avait pas tendu pour lui, parce que personne ne lui tendait de piège, à lui, parce qu’il n’était personne, parce que probablement ce rêve était le rêve d’un autre.

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dimanche 23 novembre 2025

Souvenirs de mon père, 56, 1944-45

Pendant ce temps, tu attendais toujours ton incorporation. Tu n’avais plus le droit de travailler, puisque officiellement tu étais dans l’armée. Tu as d’ailleurs touché de l’argent, mais après coup. C’est d’ailleurs le récépissé de cette somme qui t’a servi quand, au moment de la retraite, tu as voulu faire valoir ton engagement dans l’armée, car on ne t’avait pas donné de livret militaire. Tu faisais partie de la classe 45, qui a été exemptée du service militaire. Mais la seule chose que tu faisais, c’était de passer une journée par mois à apprendre quelques trucs, à défiler et à t’entendre dire de retourner chez toi.

Enfin, on t’a convoqué pour te faire passer une nouvelle visite médicale. Ils t’ont fait passer à la radio et se sont aperçus que tu avais fait une pleurésie. Le commandant médecin t’a dit qu’on ne pouvait pas te garder. A l’époque, tu étais très enthousiaste pour l’armée ; mais tu as eu beau lui dire que tu étais fils et petit-fils d’officier, mais il a répondu qu’il ne pouvait rien faire pour ton engagement. On t’a donc réformé.



samedi 22 novembre 2025

Souvenirs de ma mère, 23 (les Singes rouges) : Cayenne, années 30

 Aller chez les sœurs


A Cayenne, on l’a inscrite chez les sœurs, à l’école Saint-Joseph-de-Cluny. On lui a fait passer un test pour vérifier son niveau. La mère supérieure a dit : « Elle a cinq ans mais elle lit couramment. » Elle avait appris avec sa mère. Elle lui avait aussi appris à compter. Elle se souvient que sa mère dessinait des bâtons dans un cahier et qu’elle devait les compter.

Les élèves portaient des ceintures qui représentaient les niveaux de classe, elles descendaient en queue sur les fesses et remontaient en bretelles. Les couleurs étaient différentes selon les niveaux. Pour les grandes sorties, elles portaient une jupe bleue et un corsage blanc.


Elle n’apprenait pas ses leçons. Elle a porté le bonnet d’âne. Pourtant sa mère lui faisait apprendre ses leçons, ou plutôt c’est elle qui les apprenait, par cœur.

Elle n’aimait pas l’école. Elle s’y sentait mal.






(Demain, au Salon du Livre des Essarts-le-Roi, je dédicacerai les Singes rouges, Avec mon stylo – et même Sans son stylo, et bien sûr Un même désir de reconnaissance – notamment.

Et si vous êtes à Paris, au Salon de l’Autre Livre – à la mairie du Ve arrondissement –, on s’arrache mes Notes et mes Nouvelles Notes sur les noms de la nature.)

jeudi 20 novembre 2025

Un douzième hippopotame

 


(Et dimanche, je serai toute la journée au Salon du Livre des Essarts-le-Roi, rue du 11 novembre.)

mercredi 19 novembre 2025

Mon classique du mercredi : le Voyageur (Apollinaire, Alcools)

Mercredi, c’est le jour de mes vieux « classiques ». De fil en aiguille, de la toute récente parution de Face à rien aux éditions du Facteur Galop, je pense à Danielle Auby – notre échange est une sorte de postface à Face à rien – Danielle était, hier encore, mon professeur de français – mais pas seulement, cliquez juste ici, sur son nom, pour en savoir plus – et si c’est à elle que je dois d’avoir lu pour la première fois Beckett, Kafka, Flaubert, je l’ai souvent dit et écrit, je me rappelle aussi que nous avions étudié Alcools, c’était peut-être même mon premier livre de la collection Poésie/Gallimard ; le voici, je l’ai encore entre les mains ; nous avions étudié notamment le Voyageur, je le relis, je suis étonné de m’en souvenir aussi bien ; bien sûr que oui : c’est un des classiques de ma jeunesse.



mardi 18 novembre 2025

Aleph-écriture avec mon stylo

C’est le 10 décembre mais pourquoi ne pas en parler maintenant ? Aleph-Ecriture vous invite à rencontrer la fabrique de mon écriture – donc nous invite, pourrais-je aussi dire. Plus clairement, il s’agit d’un cycle de rencontres en distanciel intitulé « la fabrique de l’écriture de », où Isabelle Rossignol invite régulièrement un nouvel auteur dans son atelier personnel d’écriture. J’y succéderai notamment à Paul Fournel, Hélène Gaudy, Valérie Mréjen, Laurent Mauvignier, Olivia Rosenthal, Marie-Hélène Lafon… C’est la lecture d’Avec mon stylo / Sans son stylo (à moins que ce ne soit celle de Sans son stylo / Avec mon stylo) qui a donné l’idée à Isabelle Rossignol de m’inviter à vous inviter dans mes ateliers (car j’en ai probablement plusieurs) ; on peut l’écouter ici présenter ce projet, et lire là toutes les informations concernant cette rencontre.








lundi 17 novembre 2025

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 88

« Une dernière chance… », « une visite à l’improviste… », telles étaient les formules creuses qui traversaient l’esprit de Messerschmied quand, plusieurs semaines plus tard et sans avoir reçu de nouvelle invitation, celui-ci décida – mais était-ce à proprement parler une décision ? – de se rendre une nouvelle fois aux établissements Brunnen. Son humeur était maussade et il est probable que, sans se l’avouer, c’est de lui-même encore qu’il était mécontent, de son incapacité à renoncer une bonne fois pour toutes au contrat. Mais comment aurait-il pu renoncer ? Le renoncement était une pensée impossible. L’idée même de renoncement n’existait pas. Messerschmied n’aurait pu supporter de seulement penser le mot de renoncement. Arrivé à l’étage où se situait le bureau de Monsieur Schlehe, il remarqua un chat en arrêt devant une porte. Il l’avait déjà vu, ce chat, d’ailleurs ; il semblait bien à Messerschmied qu’il avait déjà été griffé par cet animal. Mais pour l’instant, toute l’attention du félin se concentrait sur un bout de papier qui dépassait sous la porte, et qu’une main invisible agitait. C’était un jeu, bien sûr, à qui aurait les meilleurs réflexes, et à ce jeu-là bien sûr encore le chat était sûr de gagner. C’était étonnant quand même, cette capacité d’un chat à ne penser qu’à une seule chose, à porter toute son attention dessus comme si plus rien d’autre n’existait. Messerschmied en oubliait presque les raisons de sa visite. Le chat évidemment ne manqua de sauter sur le papier, qu’il déchiqueta aussitôt avec impétuosité. Quelle était donc la proie qui avait subi un traitement si cruel ? Observant le papier déchiré, Messerschmied parvint à y lire le mot « contrat », associé à son nom.

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dimanche 16 novembre 2025

Souvenirs de mon père, 55 (juste après la libération)

Quelques jours après, tu as repris ton vélo pour aller à Paris (il n’y avait plus de trains), à Boulevard Victor, pour t’engager, dans l’aviation. Après une visite médicale succincte au cours de laquelle ils ne se sont pas aperçus que tu avais fait une pleurésie un an auparavant, tu as été engagé. Mais il n’y avait pas de possibilité d’incorporation sur le moment. Ils t’ont dit de rentrer dans tes foyers et que tu viendrais pointer tous les mois, qu’ils t’incorporeraient quand ils pourraient.

Pour le ravitaillement, dans les jours qui ont suivi la Libération, ça été encore plus dur que sous l’Occupation. On ne trouvait plus rien à manger. Heureusement, à Gretz, ta sœur avait des amis qui travaillaient dans une ferme qui lui ont donné un sac de blé et un paquet d’oignons. Vous, dans le jardin, vous aviez plein de poires (il y avait de nombreux poiriers dans le jardin). Il vous restait aussi une couenne de lard. Tu as fait la cuisine à ta manière. Tu moulais le blé avec un moulin à café. Tu récupérais le son pour faire des crêpes au son dans une poêle que tu graissais vaguement en y frottant cette pauvre couenne de lard. Avec la farine, tu faisais du pain. Tu mettais un oignon à l’intérieur, ou une poire. Tu mettais ça au four, l’odeur et le goût de l’oignon ou de la poire imprégnait la pâte, et vous trouviez ça très bon. Et vous vous êtes nourris comme ça pendant six ou sept mois.



samedi 15 novembre 2025

Souvenirs de ma mère, 23 (les Singes rouges) : Cayenne, Saint-Georges-de-l’Oyapock années 30

 Rendre visite


Elle était très proche de ses parents. Même de son père. Quand il partait faire sa tournée, « armé jusqu’aux dents » (c’est comme ça qu’elle dit : « armé jusqu’aux dents »), il l’emmenait avec lui. Il allait donner son coup de pied quotidien au clochard Galbot qui dormait sur les sacs, près des entrepôts.

« Ah ! Brigadier Labonne ! »

Elle entend encore la voix de Galbot.


Parfois, ils allaient rendre visite à Tante Compas. C’était loin : à Saint-Georges-de-l’Oyapock. Il fallait prendre le bateau pour y aller. Elle aimait le bateau. Mais elle n’aimait pas les débarquements, car en Guyane les bateaux n’accostaient pas à quai ; il fallait rejoindre la rive en canot et ça lui faisait peur.

Tante Compas vivait dans un tout petit logement très sommaire de plain-pied, un logement de fonction. Elle était « visiteuse des douanes ». Après la mort de son mari, elle s’était trouvée très démunie. C’était une cousine de sa mère, mais aussi une cousine de son père. C’est par lui qu’elle avait pu obtenir ce petit poste à la douane. La parenté exacte s’est un peu effacée des mémoires, mais le sentiment familial est toujours resté très fort.


Tiens, Tante Compas était aussi la marraine du frère d’Henri Salvador. Le monde est tout petit.


Elle ne se rappelle plus quand est née Tante Compas. En tout cas c’était dans les années soixante-dix.


Il se souvient de Tante Compas. Une fois ils sont allés la voir à Paris, elle et lui. Ils ont mangé des champignons à la grecque.


Il a mangé des champignons à la grecque avec Tante Compas qui était la marraine du frère d’Henri Salvador. Il écrit ça sur son ordinateur.

Le monde est tout petit. Le temps aussi.



vendredi 14 novembre 2025

Face à rien

Face à rien, j’écris. Et parfois, j’écris Face à rien.

Ça paraît tout juste, en bonne compagnie, car c’est comme que ça marche aux éditions du Facteur Galop.


mercredi 12 novembre 2025

Mon classique du mercredi : Koubla Khan, de Coleridge

Donc j’écrivais des sonnets – ai-je confessé mercredi dernier – et quand à l’Université j’ai découvert la poésie de Coleridge, j’ai voulu adapter en français d’abord The Rime of the Ancient Mariner puis Kubla Khan. À la relecture des deux il est clair que le premier m’a surtout servi à faire mes gammes ; par égard pour Coleridge je n’en lirai rien ici. À la place, voici le début de Koubla Khan, très adapté et très infidèle, tel qu’on peut le lire à la fin de Trois ductions de Koubla Khan, dans la revue Catastrophes.



mardi 11 novembre 2025

Quatre Socrates : Satie, Cage, Feldman, da Silva

Ce n’est pas d’hier qu’Erik Satie visite l’œuvre de Didier da Silva. Bien sûr il y avait déjà un voisinage dans son récent Musique adorable (paru chez MF aussi, en 2023), consacré à Emmanuel Chabrier, mais bien avant déjà, en sortant de la lecture de l’Ironie du sort (publié aux éditions de l’Arbre Vengeur en 2014) écrivais-je « il est clair que cette tentative de faire tenir l’infini en cent cinquante pages doit tout en réalité aux Vexations d’Erik Satie », lequel était déjà l’une mais non la moindre des multiples figures qui peuplaient cet opus aux dimensions apparemment modestes mais dont on n’a pas fini, pour notre bonheur, de lire les prolongements : nul doute que ces Trois Socrates Satie, Cage, Feldman en sont un, que dis-je, en sont trois, voire en sont six car la marque du pluriel du titre double à mes yeux tout du moins les Socrates : certes il s’agit d’abord des adaptations, des lectures que fit du Socrate de Satie, une œuvre de la fin de sa vie que j’avoue, je ne connaissais pas, ignorant que je suis, John Cage, Cheap imitation, écoutez donc ça, imitation reprise par Morton Feldman.

« Poète et musicologue », lis-je dans le Monde sous la plume de Tiphaine Samoyault à propos de Didier da Silva ; il est les deux assurément, et même un peu plus que ça ; supprimons la coordination : Didier da Silva est poète musicologue, et poète musicien. Je suis moi-même loin d’être musicologue, et même, je le disais, très ignorant en la matière. Pourtant, je me rappelle avoir pensé, à la lecture d’un de ses livres antérieurs à l’Ironie du sort (car oui, je les ai tous lus) avoir déjà pensé à Satie, alors même qu’il n’en était aucunement question dans le texte, mais à la simple écoute de la phrase da silvienne (que les blogueurs n’aillent pas croire que les Danses de travers y furent pour quelque chose, on était encore à l’époque des Idées heureuses). Erik Satie est là depuis longtemps. Trois Socrates est un livre intime.




lundi 10 novembre 2025

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 86

Il se passa bien du temps avant que Messerschmied ne tente une nouvelle fois sa chance chez Brunnen. Sans doute était-ce le temps qui était nécessaire pour oublier. Pour oublier quoi ? Il n’aurait su le dire lui-même – probablement était-ce le signe qu’il avait oublié : Messerschmied retourna chez Brunnen. Il était content de retourner chez Brunnen. Il s’y était rendu d’un bon pas ; il était même arrivé légèrement en avance. Il n’était pas inquiet. Il s’était si souvent inquiété ! N’était-ce pas son inquiétude elle-même qui avait été à l’origine de toutes ses mésaventures, lesquelles avaient si malencontreusement retardé la signature du contrat ? L’inquiétude, ça ne servait à rien. Il était d’ailleurs arrivé à l’étage, et il entendait qu’il y avait quelqu’un. La rencontre eut lieu au coin du couloir. Il n’y eut aucun choc, du moins sur le plan physique. La place laissée libre par l’inquiétude absente avait juste été comblée par l’épouvante.

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dimanche 9 novembre 2025

Souvenirs de mon père, 54 (la libération)

Puis les Allemands sont partis, les Anglais sont arrivés, ils ont défilé dans Arras, avec leurs tanks. Tu les as d’ailleurs photographiés. C’est à ce moment-là que tu as décidé de t’engager dans l’Aviation.

Il fallait donc que tu retournes à Paris, pour t’engager, à Boulevard Victor. Tu as pris le vélo de Tata, tu l’as chargé avec une grosse valise qui contenait toutes tes affaires, tu as pris un sac à porter sur le dos avec du ravitaillement et deux sacs à provisions pleins d’affaires de chaque côté du guidon. Et tu es parti comme ça, pour faire deux cent quarante kilomètres.

Tu es arrivé tant bien que mal jusqu’à Creil. Il était tard, tu as décidé d’aller dormir à l’hôtel. Tu as trouvé une chambre. Tu avais sympathisé avec quelques jeunes gens qui allaient à Paris aussi, tu as dîné avec eux. Comme tu as toujours de la chance, il a fallu qu’à Creil, où il n’y avait plus de bombardements puisque c’était libéré, se déclenche un incendie parfaitement civil, avec les pompiers, les sirènes : tu n’as pas pu dormir de la nuit.

Le lendemain matin, tu es quand même reparti. Les autres jeunes t’ont invité à rouler avec eux. Mais ils avaient des vélos à dérailleur, pas trop chargés, et c’étaient de bons cyclistes ; tu ne pouvais pas les suivre. A regret, ils t’ont laissé. Et tu as continué jusqu’à Paris, tu es allé chez Tonton Léon, à Montmartre. Il n’en revenait de te voir débarquer comme ça.

Tu as passé la nuit avec eux, et le lendemain tu es reparti jusqu’à Gretz où Mamie et Milou t’ont accueilli avec une grande surprise et une grande joie. A Arras, vous aviez été libérés par les Anglais, à Gretz ils avaient été libérés par les Américains.



samedi 8 novembre 2025

Souvenirs de ma mère, 22 (les Singes rouges) : Cayenne, années 30 - Martinique, août 1970

 Avoir une mère malade


Mais ils ne fréquentaient pas beaucoup de monde, en dehors de la famille O Ting You. C’était pénible surtout pour son père. C’était à cause du « petit mal » dont souffrait sa femme. On disait aussi ses « étourdissements ».

Quand elle a été plus grande, elle a su que sa mère était atteinte d’une forme d’épilepsie.


Une fois, ils étaient invités, elle était avec son père, sa mère n’arrivait pas. Il lui a dit d’attendre, il est allé voir ce qu’elle faisait. Il est revenu sans elle, il a dit qu’elle n’était pas bien, qu’elle ne venait pas.


Il consulte Wikipédia sur le petit mal. Il y a un article, ça correspond bien, dans l’ensemble. C’est une maladie qui a touché sa grand-mère dès l’enfance, et qui a perduré à l’âge adulte. Mais contrairement à ce que dit l’article, elle n’a pas évolué vers le haut mal. Au contraire, les « étourdissements » de sa grand-mère ont eu tendance à s’espacer. Un jour elle a dit à sa fille qu’elle n’en avait plus. Elle se souvenait très bien du dernier. Elle avait quatre-vingt-deux ans. Cette maladie lui avait gâché sa vie depuis l’enfance et, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, sa grand-mère s’en était trouvée guérie.

Cette dernière crise, à quatre-vingt-deux ans, c’était en 1970, lors du cyclone Dorothée. L’émotion sans doute l’avait provoquée. Il y a eu bien d’autres cyclones depuis, mais ils sont restés sans effet.

En août 1970, tandis que Dorothée faisait rage sur la Martinique et que sa grand-mère faisait sa dernière crise d’épilepsie, il y était. Mais il dormait du sommeil de sept ans.



vendredi 7 novembre 2025

« Meilleures ventes »

Une photo d’humeur est à l’origine de ce billet, d’humeur aussi forcément. « Meilleures ventes », aiment afficher certaines grandes enseignes de librairies. Et sur la table, donc, les « meilleures ventes ». L’annonce a le mérite de l’honnêteté objective : les livres présentés sont en effet les meilleures ventes. Et comme ce sont les meilleures ventes, c’est bien de le dire, comme ça ils vont continuer (on espère) à bien se vendre et à rester les meilleures ventes, voire à creuser l’écart avec les ventes, disons, moins bonnes. Personne n’est dupe : on sait bien que les « meilleures ventes » ne sont que les « meilleures ventes » et que les livres présentés n’ont en commun que de faire partie des meilleures ventes parce qu’ils ont rassemblé quelques-unes des conditions nécessaires pour faire partie des « meilleures ventes » dont celle, essentielle, d’avoir été publiés par un éditeur en mesure d’envoyer un nombre suffisant d’exemplaires pour faire des piles sur les tables estampillées « meilleures ventes ». On ne peut même pas en déduire que, par inversion simpliste et confortable, lesdits livres seraient moins bons ou plus mauvais que les livres dont les ventes sont moins bonnes. On est en droit de supposer qu’ils sont probablement assez formatés pour le succès, mais les livres dont les ventes sont moins bonnes sont-ils nécessairement moins formatés ? On n’oserait l’affirmer. Non, on ne peut rien en déduire – sauf sur le plan strictement économique. Les grandes enseignes de librairies aiment donner à leurs clients des informations d’ordre strictement économique, comme à la banque. Après tout, ce sont des clients.



mercredi 5 novembre 2025

Mon classique du mercredi : A une passante, de Baudelaire

Bien sûr que oui, comme tous les adolescents, j’aimais – et j’aime toujours – Baudelaire. Et puis il ne se gênait pas pour glisser quelques irrégularités quand il écrivait des sonnets ; ça me servait d’alibi pour justifier les maladresses des miens – car j’écrivais des sonnets : on était au siècle dernier. Souvent j’en apprenais par cœur ; ça a été le cas pour A une passante. Les textes appris par cœur laissent des traces dans l’écriture.

mardi 4 novembre 2025

Vivre autrement à Tovaangar

Depuis Bastard Battle (qui m’a inspiré, en 2008, le 3e billet de ce blog et le premier tagué « hublog à lecture »), j’ai lu tous les livres de Céline Minard dans les mois qui ont suivi leur sortie (dans les limites de mes disponibilités, l’élasticité du temps connaissant quand même quelques limites). Je ne connais pas vraiment Céline Minard ; n’empêche : elle est à chaque lecture ma copine d’enfance retrouvée en littérature vivante.

J’ai profité des vacances pour lire son récent Tovaangar : presque 700 pages, il fallait le temps. Je l’ai lu ou plutôt je l’ai visité, exploré, car la lecture de Tovaangar est un voyage. Il se trouve que j’avais étudié, juste avant les vacances et ma lecture, quelques extraits de la Bible avec mes 6e, et notamment l’histoire du péché originel. Alors le « Hidden » du roman, un Los Angeles d’après (Tovaangar est, pour dire court, un roman « post » qui réfute l’apocalypse) que découvrent Ama et ses coéquipiers, a tout de suite résonné autant avec Eden qu’avec « caché » – les deux faisant parfaitement sens ensemble : Eden est caché, il faut le retrouver.

Je ne vais ni résumer le roman ni en faire l’analyse ; vous avez déjà trouvé tout ça ailleurs. Je vais juste, une fois n’est pas coutume et je trouve ça rigolo, dérouler encore un peu mon fil biblique. Car il y a une faute aussi à l’origine de Tovaangar ; il y a un péché originel, et il est inscrit dans le nom même que nos successeurs nous donnent : les Extracts. Ceux dont l’activité principale n’a consisté qu’à extraire ce que la Terre (et aussi l’eau car l’héroïne du roman est une rivière, Los Angeles River devenue ou redevenue Paayme Paxaayt) pouvait donner. Autrement dit, si je rouvre ma Bible, les Extracts ont fait ce que Dieu a dit à l’Homme qu’il pouvait faire avec la Terre, les plantes et les animaux : « faisons l’homme à notre image et qu’il soumette les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toute la terre et toutes les petites bêtes qui remuent sur la terre ! » Et même sous la terre, pendant qu’on y est. Évidemment Dieu a tort, puisque c’est l’homme qui l’a créé à son image ; on comprend tout de suite l’intérêt de la chose. Mais l’homme, lui, n’a pas tort sur tout : il garde un reste de conscience que ce cadeau qu’on lui fait ou plutôt qu’il se fait est une usurpation (et en ce qui concerne notre rivière, un détournement). C’est pourquoi les personnages de Tovaangar ne sont pas nécessairement humains, ni nécessairement non-humains non plus. Oublions la Bible : il n’y a plus de hiérarchie entre les êtres. Tout le monde, corps animaux reconnaissables ou non, corps végétaux aussi (les champignons me manquent un peu) existent, coexistent, est en relation. Pas besoin d’être humain pour trouver comment et avec qui communiquer, avec qui aimer, et la plupart des personnages ne le sont pas, ne le sont plus, ne le sont pas tant que ça, humains, et le sont bien davantage. La rivière déborde, la faute est lavée, on peut vivre autrement à Tovaangar.



lundi 3 novembre 2025

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 86

Malgré toutes les difficultés qu’ils avaient pu rencontrer, Messerschmied ne doutait pas de la bonne volonté de Monsieur Schlehe. Aussi accepta-t-il de bon gré une invitation au restaurant que ce dernier lui envoya, au nom des établissements Brunnen. Il ne le regretta pas : ce fut un moment très agréable ; la cuisine y était délicieuse, et le vin ne l’était pas moins. C’est donc bien volontiers que, une fois le repas terminé, Messerschmied accompagna Monsieur Schlehe chez Brunnen pour signer le contrat une bonne fois pour toutes. Monsieur Schlehe indiqua à Messerschmied où se laver les mains ; Messerschmied ne voulait pas signer le contrat avec des mains qui ne fussent pas parfaitement propres. Il se rendit donc au lavabo. Tout était ouaté autour de lui ; c’était comme s’il marchait sur du velours. À côté du lavabo était fixé un distributeur d’essuie-main à enrouleur, comme il y en a dans toutes les collectivités. Messerschmied s’étonna cependant, en s’approchant, d’entendre un très léger bruit de moteur ; ces distributeurs n’ont pourtant pas besoin de moteur. Il s’en ouvrit à Monsieur Schlehe qui ne semblait pas comprendre ni remarquer quoi que ce soit ; il est vrai aussi que Monsieur Schlehe n’était pas responsable du mobilier sanitaire des établissements Brunnen. Messerschmied tira donc sur le tissu pour s’essuyer les mains, lesquelles furent aussitôt lacérées, aussi bien douloureusement que mystérieusement.

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dimanche 2 novembre 2025

Souvenirs de mon père, 54 (la libération d’Arras, 3)

Vous avez su que le gros des troupes allemandes était rassemblé dans le Bois de Ronville, et vous y êtes allés les poursuivre. C’est en arrivant à l’entrée du bois que tu es tombé sur un Allemand qu’on venait de descendre et qui avait un grand fusil Mauser. Tu as ramassé le fusil et les chargeurs – un fusil que tu as toujours conservé, mais qui est resté finalement à Sucy-en-Brie. Tu en reparleras plus tard.

Dans le Bois de Ronville, vous avez voulu encercler les Allemands. Malins comme vous étiez, vous avez refermé le cercle alors que les Allemands étaient encore au-delà, et vous avez commencé à vous tirer dessus entre vous, et c’est une balle française qui t’a tracé une raie dans les cheveux !

Ensuite vous vous êtes regroupés et vous avez continué à les poursuivre. Tous les FFI se sont engouffrés dans des ambulances réquisitionnées pour poursuivre les Allemands qui étaient rassemblés dans la banlieue d’Arras. A ton tour de monter, il n’y avait plus de place pour toi, ni pour un autre jeune qui habitait dans le café d’en face, rue des Trois Visages et qui était avec vous. Vous êtes donc restés là, déçus de ne pas continuer la poursuite. En fait, arrivés dans la banlieue d’Arras, les FFI inexpérimentés que vous aviez suivis sont tombés sur une troupe de SS. Et ils se sont tous fait descendre. Ou pratiquement tous. Si tu avais été avec eux, tu ne serais plus là pour raconter tout ça.




samedi 1 novembre 2025

Souvenirs de ma mère, 21 (les Singes rouges) : Cayenne, années 30

 Voir les Chinois grands



Parmi les gens qu’ils fréquentaient, il y avait la famille O Ting You. Monsieur O Ting You était un grand Chinois fortuné – relativement fortuné par rapport aux personnes du pays – qui avait épousé une Créole.


Il possédait plusieurs commerces. Il avait deux filles. La cadette s’appelait Olga, comme toi ; elle avait ton âge. Elle était typiquement chinoise, alors que sa sœur était typiquement créole. C’était la filleule de ton père, qui était un ami de Monsieur O Ting You. Tu te rappelles être allée déjeuner chez eux, avec des baguettes ; tu n’y arrivais pas. Ça faisait rire Olga.


Ce paragraphe, il vient de le recopier tel quel de la version précédente. Ça lui évite les confusions de personne.


Olga était un prénom courant à cette époque. Au moins en Outremer. Il a toujours eu un peu de mal à imaginer que Olga soit un prénom courant. Moins maintenant. Moins maintenant qu’il prend de l’âge, et que son prénom courant à lui est en passe de devenir un prénom d’un autre temps.

Prénommer sera l’un des sujets de ce livre.

Comment nommer les personnes, nommer les choses, c’est le sujet de tous les livres.


Monsieur O Ting You, elle l’a revu une fois, plus tard, en Martinique. Il revenait de Chine et y faisait une escale avant de rejoindre la Guyane. Il s’était remarié – elle n’a jamais connu sa première épouse – avec une jeune femme chinoise, en costume traditionnel. Il lui a donné un gros billet de cinq francs. Pour elle, c’était une somme considérable. Elle devait avoir neuf ans. Il a toujours été très gentil avec elle.

Non, Olga n’était pas avec lui.

Par la suite elle a été surprise en entendant dire que les Chinois étaient petits. Pour elle ils étaient grands, sans doute à cause de son souvenir de Monsieur O Ting You.


Les Singes rouges, Quidam éditeur



mardi 28 octobre 2025

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 85

Messerschmied retrouva le chemin qui le ramenait chez Brunnen – à moins que ce ne fut le chemin qui menait chez Brunnen qui retrouva Messerschmied. C’était un soir, encore une fois, après la fermeture des bureaux, que Monsieur Schlehe lui avait redonné rendez-vous ; ce dernier paraissait croire que, si les bureaux étaient vides, le contrat pourrait être signé sans problèmes. La conviction de Monsieur Schlehe ne parvenait toutefois pas à tirer Messerschmied de sa morosité. Et Messerschmied ne fut qu’à moitié surpris lorsque, arrivé devant la porte du petit salon où Monsieur Schlehe comptait lui faire signer le contrat, celui-ci eut la stupéfaction de voir tous les meubles dans le couloir : on avait fait le vide dans la pièce. La pièce était vide. La présence de Messerschmied était vide de sens. Il ne restait plus qu’à vider les lieux.

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Pour mémoire, le Contrat est une adaptation des mésaventures de Monsieur de Mesmaeker, personnage récurrent dans les albums de Gaston Lagaffe de Franquin, à travers le prisme Kafka. Car Kafka est un prisme, et de Franquin à Kafka, il n’y a qu’un pas.




lundi 27 octobre 2025

Souvenirs de mon père, 53 (la libération d’Arras, 2)

Tu es redescendu (de la Kommandantur), les Allemands avaient donc filé par l’autre côté. Vous les avez poursuivis dans la rue des Trois Visages où ils s’étaient engouffrés, en direction de la cathédrale. Les jeunes FFI, totalement inexpérimentés, ont eu la malencontreuse idée de vouloir lancer une grenade sur les Allemands un peu plus loin. Elle a ricoché contre un rebord de fenêtre et elle a explosé en faisant voler en éclats les vitres du 63, la maison de Tata, les vitres de la grande baie vitrée qu’il y avait sur le devant, juste au moment où la locataire de Tata (qui louait le grand salon dont Victorine a fait sa chambre plus tard), affolée par les tirs, voulait baisser le rideau de fer. La manivelle était tombée par terre, elle s’était baissée pour la ramasser et c’est à ce moment-là que les éclats de la grenade sont passés juste au-dessus sa tête, par la fenêtre. Si la manivelle n’était pas tombée, elle était tuée. Elle l’a échappé belle !

Vous avez poursuivi les Allemands dans la cathédrale, ça tirait de tous les côtés, comme à Notre-Dame à la Libération, mais là par contre vous voyiez les Allemands. Mais vous n’avez jamais réussi à les atteindre. Finalement, vous avez arrêté la poursuite et vous vous êtes réorganisés.