Remarques-tu
que tu ne donnes d’images de la fatigue, de manière légèrement
romantique, que de tes artisans et métayers, mais jamais de
bourgeois, ni de petits ni de grands ?
Je
n’ai jamais, justement, vécu ces fatigues racontables chez les
bourgeois.
Ne
peux-tu au moins te les représenter ?
Non.
Il me semble que la fatigue, chez eux, ça ne se fait pas ; pour
eux, c’est des mauvaises manières, comme d’aller pieds nus. Et
de plus, ils sont incapables de donner une image de la fatigue ;
car leurs activités ne sont pas comme ça. Tout au plus peuvent-ils,
au bout, montrer une fatigue mortelle, comme nous tous, espérons-le.
Et je parviens, tout aussi peu, à m’imaginer la fatigue d’un
riche ou d’un puissant, excepté, peut-être de ceux qui ont
abdiqué, comme les rois Œdipe ou Lear. Je ne vois même pas de
travailleurs fatigués sortir, à la fin de la journée, des
entreprises complètement automatisées d’aujourd’hui, mais des
gens qui se tiennent droits, dominateurs, avec des mines de
vainqueurs et d’énormes battoirs de bébé, qui vont, l’instant
d’après, prolonger au flipper du coin leurs gestes détachés et
allègres. (Je sais ce que tu vas maintenant objecter : Toi
aussi, avant de dire de pareilles choses, tu devrais être vraiment
fatigué pour garder la mesure. » Mais il me faut
parfois être injuste, et j’en ai envie. Et de plus, entre-temps,
à force de poursuivre ces images, je suis, en proportion de mon
reproche, assez fatigué.) – Une fatigue comparable à la fatigue
du travail par équipes, j’en fis l’expérience enfin lorsque –
ce fut ma seule possibilité – j’« allai écrire »,
des jours, des mois durant. De nouveau, quand après je venais dans
les rues de la ville, je me voyais là comme ne faisant plus partie
du plus grand nombre. Pourtant le sentiment d’accompagnement était,
à cette occasion, tout différent : ne plus participer à la
vie quotidienne habituelle ne me faisait plus rien ; au
contraire, dans ma fatigue d’œuvre, près de l’épuisement, cela
me donnait même un sentiment de bien-être : ce n’était pas
la société qui était inaccessible pour moi, mais c’était moi
qui l’étais pour elle, pour tous. En quoi vos réjouissances, vos
fêtes, vos étreintes me regardaient elles ? – Moi j’avais
les arbres là, l’herbe, l’écran de cinéma où Robert Mitchum
ne faisait jouer que pour moi seul son expression insondable, les
juke-box où Bob Dylan ne chantait que pour moi seul son « Sad-Eyed
Lady of the Lowland » ou Ray Davies son et mon « I’m
not like everybody else ».
Mais
de telles fatigues ne couraient-elles pas le danger de se muer en
orgueil ?
Peter
Handke, Essai sur la fatigue ; traduction de
Georges-Arthur Goldschmitt