vendredi 3 janvier 2014

un divertissement selon Jean-Louis Bailly


Flore tremble de tous ses membres. On hésite en la voyant : a-t-elle été, dans son enfance, exagérément couvée, ou battue tous les samedis soir à coups de ceinturon par un père alcoolique ? Elle a gardé de l’une ou l’autre expérience un regard craintif, une voix incertaine, une tête à claques, mais Pierre a l’habitude et se retient.
 
Eric, beau gosse, bronzé, une figure de mode. Il n’a rien compris, rien retenu, rien à dire, mais il le dit bien, avec l’aplomb du jeune homme solidement installé dans la société de l’image, et qui se verrait bien faire carrière sur les podiums ou à la télé. Il explique, chez Marivaux, le mot bouffon : c’est un méchant.
 
Magali formerait avec le bel Eric un couple modèle, digne d’orner les couvertures de magazines pour moins de seize ans (Dossier : comment devenir une salope, Test : êtes-vous un don Juan). Son hâle, ses yeux qui en promettent, sa bouche savoureuse, sont des arguments si imparables qu’elle peut se permettre quelques approximations dans son analyse des « Correspondances » baudelairiennes. « Il personnalise un symbole, qui est le parfum », « Tout est unifié, donc ça unifie tout », « Les transports de l’esprit et des sens, c’est-à-dire que tout va mal » : l’essentiel y est, juge-t-elle, elle ressort contente.
 
Hélène lit avec ferveur, analyse pertinemment, use d’un vocabulaire précis sans être pédantesque, se passionne sans perdre le contrôle ni se noyer dans un lyrisme hors de saison. Elle défend son texte, et le défendrait contre tous les ignares, tous les décérébrés, tous les esclaves de l’immédiat. Regard intelligent, physionomie franche et jolies épaules… les fées n’ont pu être aussi généreuses sans arrière-pensées : elle finira mal. D’ailleurs, est-ce bien un service à rendre à ces jeunes gens que de leur fourrer dans la tête des goûts et une subtilité de mandarin, de les condamner à n’être plus compris de personne ?
 
Bertrand annonce la fin de la matinée. Pendant qu’il achève sa préparation, Pierre procède à un pointage : faits, cinquante-deux, à faire, cinquante-six, s’il n’y a pas d’absents. Cet après-midi, il passera le cap de la moitié. Il accueille donc Bertrand avec bonhomie, passe sur de menues irrégularités, les critiques que Voltaire use, la façon que c’est raconté, certainement dues à l’émotivité qui commence toujours par s’attaquer au pronom relatif. Il a, comme beaucoup de jeunes gens de sa génération, un maxillaire inférieur taillé à la serpe, un triangle aigu qui condamne les dents de sagesse à l’éradication et les molaires à la crise du logement. Où sont les mâchoires carrées dans quoi nous lisions la virilité et la détermination ? Où es-tu, John Wayne ?
 
Ce qui est étrange, c’est de constater (mais Pierre ne s’appesantit pas sur pareille remarque) que l’image de Lorraine survient aux moments les moins attendus. Ce n’est pas en écoutant la fine Hélène, ou en regardant les jolis yeux expressifs de Magali, que le souvenir de celle qu’il a tant aimée s’impose, perturbe le jeu, renvoie cet exercice artificiel et pipé à son artifice et à sa tromperie. Mais c’est le regard glissant de Fabien, l’assurance d’Eric, une intonation tremblée de la craintive Flore, qui convoquent la figure de celle qui leur ressemble si peu. Et c’est ainsi que des séances qui pensaient le distraire de son obsession l’y reconduisent à l’improviste, dix fois par jour. Que dix fois par jour il est de nouveau saisi par la stupeur qui a été la sienne quand il a su. Qu’à chaque heure il lui faut maîtriser son tremblement, se composer l’expression de neutralité bienveillante que l’on attend de lui, revenir à toute cette littérature alors que sa vie a quitté les rivages de la littérature, cette vie désormais sans art et sans profondeur autre que celle du chagrin, cette vie de chien laissé, de plante desséchée, de pie veuve.
 
Jean-Louis Bailly, Un divertissement, Louise Bottu, 2013, p. 90 à 92.
 
Car le divertissement en question, c’est bien l’oral du bac lui-même. Il a beau être pris dans le sens pascalien du terme, on devine (surtout quand on a eu l’occasion soi-même de faire passer cet examen) quelle tragédie cachée cette improbable assimilation recouvre. On la découvrira peu à peu, selon un récit alterné comme Jean-Louis Bailly sait les faire – rappelez-vous son récent Mathusalem sur le fil –, où le présent de l’examinateur détermine les chapitres. Chaque chapitre correspond à une journée, d’examen ou de congé ; douze au total. Le « divertissement » y étant tout de même naturellement insuffisant, la pensée de Pierre Helmont, le protagoniste, est l’occasion de retours en arrière lors desquels on découvre peu à peu le drame dont il cherche à se distraire. Comme c’était le cas avec la fin de la course absurde de Mathusalem sur le fil, dans Un divertissement aussi le terme est annoncé, puisque avec la fin du bac prendra fin le « divertissement » et que le protagoniste devra faire face à son deuil et au rôle qu’il y a joué ; point de mire pour le lecteur et point d’orgue pour l’auteur. Troublante également, la manière dont Jean-Louis Bailly prête une partie de son œuvre réelle à son personnage. Pierre Helmont, le héros d’Un divertissement, est supposé en effet être l’auteur de la Chanson du Mal-Aimant, le plus long lipogramme sans e en vers, bien sûr calqué sur le poème d’Apollinaire, et que nous connaissions déjà avant la publication du roman. Une jolie manière de répondre à ceux qui trouvent que les contraintes oulipiennes sont de vains exercices : la vanité d’une entreprise peut aussi être une autre manière de dire la tragédie.

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