jeudi 30 janvier 2014

Mon jeune grand-père (24)

  Le 20 mars 1917 Mes chers parents
  Je n’ai reçu ces quatre derniers jours que les cartes de Papa des 5 et 6 mars. Comme colis j’ai reçu le n°6 gare et les n°s 18.20.22.23.24. Pour l’instant ça marche. Comme je vous l’avais annoncé (mais je n’en vois pas trace dans les cartes précédentes), dimanche soir nous avons fait un petit gueuleton pour fêter mes 23 ans ; nous étions 4. D s’était surpassé et avait fait un repas épatant (soupe au jambon, salade de thon pommes de terre, jambon et légumes au beurre, rôti de veau, petits pois, poulet (ou poule, la fin du mot est écrasée contre le bord de la carte) sauce blanche, gâteaux, tarte aux abricots, vins de Bordeaux). Vous voyez que nous ne sommes pas trop à plaindre en ce moment. Et vous comment allez-vous en ce moment ? Bien sûr la répétition m’arrête : « en ce moment ». Un peu plus haut il y a aussi « pour l’instant ». Et puis je me dis que si les choses ne vont pas mal, ce ne peut être en effet qu’en ce moment, ou pour l’instant. Ne comptez-vous pas déménager bientôt ? Et Louis, que fait-il ? Il doit avoir de l’ouvrage en ce moment. J’ai reçu la facture de ma commande de Kerbschnitt, il n’y a que mes outils, les objets demandés manquent pour le moment et ne me seront envoyés que plus tard, ce qui fait que je suis obligé d’interrompre mes travaux pour l’instant. Moi qui m’interroge souvent sur l’origine de mes propres tics d’écriture, je me dis que celui de mon jeune grand-père est sans doute celui de toute une génération, pour qui tout n’était que « pour l’instant ». La neige a complètement disparu cette fois, c’est le dégel, aussi la boue est-elle grande dans le parc. Pour le vêtement que je vous ai demandé dans ma dernière carte envoyez-moi quelque chose à bon marché, pas trop salissant et ne pouvant être retenu par l’autorité allemande comme vêtement civil pouvant servir à une évasion. Le mot vibre un peu quand je le lis. Ma santé est très bonne pour l’instant Pour l’instant, encore. Ce n’est pas juste une répétition, c’est une prescience, le moral surtout est très bon.
Je vous quitte mes chers parents en vous embrassant bien fort tous les deux ainsi que Geneviève et Louis et toute la famille.
Votre fils qui vous aime de tout son cœur. EAnnocque

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire