dimanche 16 octobre 2011

Ce billet ne parle pas de la Belgique ni de l’Europe.


Le samedi 3 septembre 2005. Le milieu de la poésie en France est un petit milieu. N’ayant pas moi-même évolué dans beaucoup de milieux différents, j’aurais du mal à juger de sa petitesse relative, mais je gage qu’il est beaucoup plus étroit que celui des surfeurs (qui n’ont pas besoin de traductions en anglais pour hanter avec leur planche les rouleaux des Caraïbes ou de la Californie, et constituent donc de ce fait une fraternité internationale), négligeable par rapport à celui des joueurs de squash, ridicule au prix de celui du théâtre, peut-être comparable à certaines spécialités de la philatélie, quoique cette passion draine sans doute un peu plus d’argent et beaucoup moins d’amateurisme éteint (je veux dire : pas éclairé). Or une personne entièrement étrangère à ce petit milieu pourrait estimer que, eu égard à la quasi-inexistence du lectorat et considérant le caractère non-lucratif des entreprises qui n’y prospèrent pas, tous les membres de la communauté doivent sûrement se traiter entre eux un sur le pied de la tolérance et de la solidarité. Notre Candide serait donc très surpris d’apprendre qu’au contraire, le milieu de la poésie ressemble à la noblesse d’Ancien Régime pour ce qui est des hiérarchies fines et des quartiers, et que là où un désaccord apparaît sur le point de savoir qui doit la préséance à qui, c’est simplement la guerre la plus féroce qui fait rage (pas de quartiers) ; si bien qu’à moins d’avoir blanchi sous les honneurs d’époques et d’idéologies diverses, presque personne n’est à l’abri de l’excommunication (ou de quelque fatwa, dirais-je pour me faire comprendre des jeunes lecteurs) et tout le monde doit souffrir les insultes ou les calomnies d’une grosse minorité du clergé poétique (tant du bas que du haut). Pour expliquer ce paradoxe, je hasarderais que, lorsque les hommes se battent pour un certain pouvoir, ils ne regardent pas comme désirable le seul symbole du pouvoir, mais visent avec lui une foule de commodités, d’avantages, d’obligations, de servitudes et de grandeurs, qui sont inextricablement réelles et imaginaires. Par conséquent, supposé que leur combat soit le plus terrible du monde, toutefois, il ne donnera presque jamais lieu au pire, parce que la réalité du pouvoir, complexe et partageable, exige des accommodements et des trêves, même de la part de lutteurs qui se détestent de tout leur âme. Enlevez à présent cet enchevêtrement réel et imaginaire de jouissances dans lequel ordinairement se tisse le pouvoir : il vous restera une puissance purement symbolique, à laquelle cent dix ventes au lieu de soixante-quinze, quelques compliments peut-être hypocrites, la ferveur d’une poignée de culturels ou l’édition prochaine d’un DVD ne fourniront pas plus de consistance qu’elle n’en a sèchement par elle-même. C’est selon moi la raison pour laquelle les poètes sont aujourd’hui des gens capables du pire ; l’anéantissement ne menace en effet aucune réalité ; un « suicide » n’entraînera pas plus de conséquences que l’annulation du « prochain DVD » ; et nous irons potentiellement vers « la guerre de tous contre tous » pour autant que les auteurs de poésie devront s’arracher les uns aux autres les débris d’une pénurie de réalité accablante.
 
Joseph Mouton, Hannibal tragique, suivi de Hannibal domestique, les Petits Matins, collection les Grands Soirs, 2010, p. 55 à 57.
 
Si le roman est à la littérature ce que les Etats-Unis sont au monde entier – enfin, c’est l’ex-bibliothécaire qui le dit à Monsieur Le Comte à la page 54 du livre ainsi titré ci-contre (et plus engagé qu’on a bien voulu le lire), à vous de voir s’il faut le prendre au pied de la lettre –, la poésie contemporaine ne serait-elle pas plutôt à la littérature ce que la Belgique est à l’Europe ? – entendez, un laboratoire selon l’expression journalistique consacrée où l’on peut observer à l’avance et en miniature ce qui ne manquera pas d’arriver très vite à la littérature dans son ensemble et d’ailleurs quasi à la même échelle : on ne va pas pavoiser parce qu’on vend trois ou quatre fois plus qu’un rien qui continue gaillardement de tendre son asymptote vers zéro. Allez, restons optimiste : zéro plus. C’est d’ailleurs peut-être à l’optimisme qu’il faut attribuer les mœurs d’Ancien Régime rapportées ci-dessus par Joseph Mouton et qui à mon oreille de Candide résonnent un peu comme un « Tant qu’y a d’la vie… » Que ce soit l’occasion en tout cas l’occasion d’adresser nos affectueux encouragements à nos confrères de première ligne, tenez bon les gars on est juste derrière et pas trop fiers – et puis surtout parce qu’on aime les lire, quoi.
(Voilà un billet qui si l’on s’en contentait pourrait donner une image très réductrice des enjeux d’Hannibal, tragique et domestique ; pour en avoir une idée plus juste je ne saurais trop vous recommander de lire cet article de Véronique Pittolo sur Sitaudis.)
 
PS : Billet complémentaire.


Commentaires

ya comme un malentendu dans le fait d'assujettir la poésie aux principes qui régissent le secteur marchand; en fait, ceux que la poésie nourrit réellement s'en tapent complètement de ces sketches où la pavane déroule ses tapis. un poème, ça vous cause ou ça ne vous cause pas, et si ça vous cause, à vous de voir ou pas pourquoi, c'est comme la magie. dans la poésie, le lectorat a sa vie et l'auteur la sienne, chacun son truc, inutile d'inventer des pseudos passerelles de communication. l'un écrit pour des raisons qu'ils discerne ou pas; l'autre lit pour d'autres raisons, quelquefois les mêmes, qu'il discerne ou pas, c'est selon. entre les deux, quelques vagues rapports, quasiment aucun en fait, peut-être un si on y réfléchit, mais pas plus.
l'écriture, un acte solitaire.
la lecture, un autre.
(nb: votre post suscite la curiosité, pas l'article de véronique pittolo^^, comme quoi...)
Commentaire n°1 posté par gmc le 19/10/2011 à 09h44
Oh, je ne sais pas si la poésie nourrit vraiment qui que ce soit - en tout cas le malentendu que vous soulignez s'applique parfaitement à la littérature dans son ensemble (il y a encore régulièrement des industriels qui investissent dans l'édition - cette édition sans éditeurs dont parle André Schiffrin -, ce qui me laisse toujours rêveur) ; et cela lui cause un tort considérable.
Réponse de PhA le 19/10/2011 à 15h38
Je me demande s'il faut pas refaire tous les calculs.
Commentaire n°2 posté par tor-ups le 19/10/2011 à 10h00
Refaisons tous les calculs : tous les calculs sont toujours à refaire.
Réponse de PhA le 19/10/2011 à 15h39
ça donne envie d'écrire...
Commentaire n°3 posté par aléna le 19/10/2011 à 17h15
N'est-ce pas ?
Réponse de PhA le 19/10/2011 à 21h48
ho si, ça nourrit, au moins autant que l'oxygène^^
Commentaire n°4 posté par gmc le 20/10/2011 à 09h18

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