Je suis en train de lire
le livre d'Erwan Larher, Le Livre que je ne voulais pas écrire
que je ne voulais pas lire. Ça me prend du temps parce que je
n'arrête pas de penser. Alors quand même je vais peut-être
raconter deux ou trois choses ici, pour m'arrêter de penser un peu,
si c'est possible.
Erwan, d'abord. On ne se
connaît pas très bien mais sur Internet depuis un bout de temps
quand même ; vers 2009-2010 on allait faire les justiciers sur
le blog de Wrath, il y avait aussi Philippe Jaenada ; quelques
blogueurs doivent s'en souvenir ; je ne sais pas trop pourquoi
on faisait ça ; moi c'est parce que j'aime bien les gens qui
ont tort, ça leur donne un surcroît d'humanité. Et puis on s'est
lus, lui Liquide moi Qu'avez-vous fait de moi ?,
je crois bien que c'est par moi que tu as connu Quidam Erwan, et lu
Jérôme Lafargue suite à un billet sur ce blog ; tu me diras
si je me trompe ; finalement c'est bien les blogs. Et rencontrés
aussi, à la Fête de l'Huma et peut-être ailleurs aussi. Et puis on
s'est perdus un peu de vue, et de temps en temps un livre d'Erwan
sortait et je me disais qu'il faudrait que je le lise, j'avais trouvé
le premier drôle et intelligent, et puis le temps passait et puis
voilà.
Et puis on est arrivé au
13 novembre 2015. Moi je savais depuis la veille que ce jour-là il
allait se passer une chose incroyable, une chose qui allait changer
le monde. C'est un peu montrer ses fesses que de raconter ça mais
tant pis. J'avais réussi à écrire Pas Liev et c'était le
grand livre de ma vie même s'il n'est pas très long, bien plus
grand que moi tellement que j'avais peur (j'ai toujours peur) de
l'après. Et il y avait des gens qui avaient l'air d'être d'accord.
J'attendais un article dans Libé notamment et ailleurs aussi et le
13 novembre je savais depuis la veille que j'en attendais un très
spécial. Pas très spécial seulement parce que c'était dans le
Monde et que je n'avais encore jamais eu d'article dans le Monde mais
parce qu'il serait signé Eric Chevillard et Chevillard je l'aime
comme un frère inconnu dont j'aurais été séparé à la naissance
(c'est par lui que je suis revenu à la lecture en 2001, j'ai déjà
raconté ça, bref).
Alors le 13 novembre
c'était forcément le plus beau jour de l'année 2015. J'étais à
Paris ce jour-là, notamment au Salon de l'Autre Livre, j'y avais vu
notamment mes éditrices des Grands Champs (oui, vous avez bien lu
« mes » : un petit livre de poésie scientifique
illustrée intitulé Notes sur les noms de la nature va
paraître incessamment). Et puis je suis rentré, je ne me souviens
plus, je me souviens juste que le soir je suis allé faire un tour
sur Facebook et j'ai compris qu'il se passait quelque chose. Tout
était étrange, étrange. Chez moi tout le monde était couché,
personne à qui parler. J'ai envoyé quelques messages pour prendre
des nouvelles, je n'en ai reçu que de rassurantes. Est-ce que je me
suis dit que personne ne lirait le bel article de Chevillard ?
Sûrement, mais je ne m'en souviens plus. Plus tard je me suis
rappelé que quelques jours après la sortie de mon premier roman au
Seuil, deux avions percutaient les tours du World Trade Center. Oui,
j'étais sûrement encore plein de moi-même.
Le lendemain matin, je
m'inquiétais de ne pas avoir de nouvelles de ma sœur. J'ai réussi
à avoir mon frère. C'est lui qui m'a dit. Il m'a dit que Frédéric
était au Bataclan et qu'il s'était pris une balle dans la mâchoire.
C'est un homme, il a
trente ans, il est grand et mince, sportif, il a une compagne, un
métier.
C'est, avec sa sœur, le
premier bébé dont j'ai changé les couches. C'est lui qui m'a
appris quelle étonnante quantité de caca un petit bébé est
capable de produire. C'est peut-être à ce moment-là que je suis
devenu adulte.
Il était pas loin d'eux,
il les a vus avant. Ils étaient comme tout le monde. Lui aussi, il a
cru à des pétards. A un moment où ils se sont arrêtés de tirer
pour recharger, il en a profité pour s'enfuir par l'autre côté,
la petite rue, pour s'éloigner le plus possible. En tenant sa
mâchoire à la main car elle ne tenait plus. Il s'est retrouvé
dehors et il s'est passé du temps, longtemps avant que dans un café
il ne trouve de l'aide. On n'aide pas facilement un gars qui a la
gueule en sang et qui ne peut pas parler. C'est un couple, des gens
de son âge, qui se sont occupés de lui, et qui n'ont pas osé
monter dans le camion des pompiers parce qu'ils ne le connaissaient
pas vraiment. Et qui ne savaient pas s'il avait survécu jusqu'à ce
qu'il les retrouve pour les remercier et les rassurer. Car cette
histoire se finit bien – à la manière dont les histoires se
terminent bien dans la réalité.
Car pendant un temps, on
ne savait pas s'il pourrait reparler. On ne savait pas s'il pourrait
sourire.
C'est peut-être parce
que pendant un temps on lui a ôté la parole que j'ose parler de ça
aujourd'hui.
Sa mère, sa sœur et sa
compagne (l'ordre est juste celui dont moi j'ai fait leur
connaissance) ont été avec lui tout le temps ; mais c'est lui
aussi, lui d'abord qui, en se sauvant – en se sauvant la vie – a
sauvé la leur, et a sauvé la nôtre. Merci à tous ceux qui ont
survécu.
J'ai écrit un truc comme
ça, sur Facebook, juste ça, en quelques mots. Je pensais que les
gens ne comprendraient pas, souvent on ne comprend pas tout ce que je
dis, c'est normal. Mais tout le monde a compris.
Et Erwan, pendant ce
temps, j'ai appris qu'il était à l'hôpital (mais pas le même que
Frédéric, du coup je n'ai pas eu le courage d'aller le voir), j'ai
appris à peu près en même temps qu'il publiait chez Quidam,
Marguerite n'aime pas ses fesses ; c'était bizarre
d'apprendre ça en même temps, et j'ai vu tout le monde autour de
lui, et qu'il allait s'en sortir alors je l'avoue, je n'ai pas
tellement pensé à lui. Le chagrin est un sentiment égoïste.
N'empêche, c'est un peu tard mais je l'embrasse.
Voilà, pour une fois
j'ai été un peu long mais je crois qu'il me fallait bien ça pour
pouvoir continuer tranquillement ma lecture.