mercredi 11 avril 2012

Un séjour à Fresnes


Au fil des jours et des nuits, il m’agaçait de plus en plus par ses allées et venues dans la cellule, par son manque de savoir-vivre et son désœuvrement.
Ne lisant pas, n’écoutant que très peu la radio – Michel et moi lui avions fait comprendre que cela nous gênait –, il vivait dans un ennui absolu. Sa seule occupation était de nous regarder et de nous imiter. Et ainsi, un matin, je m’aperçus qu’il me regardait tandis que je faisais ma toilette. Sans arrière-pensée, d’ailleurs, simplement pour voir quelque chose. C’est du moins ce que je suppose. Comme Michel dormait encore, je m’approchai de José et lui dis à voix basse :
– Je préfère que tu ne m’observes pas pendant que je me lave.
De ce jour, il fut convenu que nous tendrions une couverture entre le lit et le mur pour la toilette. Mais, quand une cause de friction disparaissait, une autre surgissait.
Depuis que je cantinais des fruits et des laitages, José devenait de plus en plus difficile à contenter sur le plan alimentaire. Il repoussait son assiette en disant :
– Je ne peux pas manger ça.
Et je lui offrais de partager les provisions. Mais, comme cela devint systématique, je finis par me montrer plus réticent. Semblable en cela à tous les violeurs que j’ai pu voir autour de moi, il était très attiré par les plaisirs de la table, aussi ne put-il s’empêcher d’insister :
– Si je te demande une tomate, tu vas m’envoyer chier ?
Irrité, je répondis en le regardant :
– Oui.
Si bien que la tension s’accrut encore et, un peu plus tard, il trouva l’occasion de dire :
– Je ne suis vraiment pas méchant mais un jour tu pourrais bien en prendre une sur la gueule.
– Je ne te conseille pas de me menacer, lui répondis-je.
Et lui, du fond de son immense et pathétique faiblesse, marmonna :
– Je ne te menace pas.
Néanmoins, je pris l’habitude de dormir en conservant une certaine vigilance, et en même temps des pensées très violentes me traversaient l’esprit. Je comprenais comment certaines histoires de coups de tabouret pouvaient survenir.
Au cours d’une promenade, je suggérai à Michel de faire remplacer José par quelqu’un d’autre.
– Je connais ce genre de gars, me répondit-il, il faut que tu fasses attention. Mais, si on demandait un changement, on pourrait tomber sur bien pire… par exemple un type qui écoute la radio ou regarde la télé toute la journée… Nous serions vite abrutis.
Je savais qu’il avait raison. Il y a tant de cellules où le téléviseur n’est jamais éteint, et nous étions l’une des rares à ne pas en vouloir.
Peu de temps après, un soir, José formulait la même idée :
– Tu as tort de te plaindre de moi, tu sais… Il y a des types avec qui tu serais plus malheureux, comme ceux qui font du sport toute la journée. Dès le matin, ils comptent leurs pompes : … treize, quatorze, quinze… Crois- moi, tu souffrirais.
Et il nous raconta un souvenir personnel :
– Une fois à Fresnes, j’étais avec un mec, un vieux, qui marchait du matin au soir dans la cellule en récitant : « Notre Père, qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié, que votre règne… » De temps en temps il s’arrêtait et il criait : « Les femmes, c’est toutes des salopes ! »
 
Christian Molinier, Un séjour à Fresnes, L’Anabase, 1992, 2e édition 2011, p. 34 à 36.
 
Je vous lis juste la quatrième de couverture : « L’auteur de ce témoignage sur la prison de Fresnes enseignait la sociologie lorsqu’il fut accusé à tort de tentative d’assassinat et condamné à dix ans de réclusion criminelle. Il a été libéré après cinq ans et trois mois de détention dans divers établissement pénitentiaires. »
 
J’aurais pu recopier aussi le passage où, de la fenêtre de sa cellule, le narrateur passe la soirée à regarder deux détenus qui, parvenus sur le toit du couloir central, en face de lui, regardent le paysage, avant d’être, comment dit-on, arraisonnés ? par les policiers et leur grand chien dont la silhouette se profilait sur l’arête du toit à la lumière de la lune. Mais cet épisode n’est qu’une parenthèse dans un récit d’une terrible quotidienneté.
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Commentaires

La pire des choses que d'être privé de liberté... 
Commentaire n°1 posté par Françoise le 11/04/2012 à 17h49
"Le temps se fige et englue l'âme." (p. 26)
La promiscuité, aussi.
Réponse de PhA le 11/04/2012 à 18h39
Je ne sais pas ce qui peut être pire que l'obligatoire promiscuité. Au moins pouvoir vivre seul de temps à autre ou si on préfère devrait être la règle.
Commentaire n°2 posté par Zoë Lucider le 11/04/2012 à 19h13
Après un exceptionnel moment de solitude, l'auteur s'entend dire qu'il a "rajeuni", tant l'effet est sensible.
Réponse de PhA le 13/04/2012 à 08h27
Ah oui, la promiscuité... mais c'est lié
Commentaire n°3 posté par Françoise le 12/04/2012 à 14h10
La promiscuité, certes, mais, surtout l'intolérable de l'espace si réduit pour chacun des "cohabitants" qu'il conduit certainement à toute forme de "violences" dues -peut-être- à l'exacerbation d'une profonde et extrême solitude? 
Commentaire n°4 posté par chris le 13/04/2012 à 17h26

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