Sans même que j’ouvre le livre, la lecture du dernier titre de Pierre Bayard me fait réagir. (D’ailleurs ses titres me font toujours réagir,
pourtant bizarrement je n’ai encore lu aucun de ses livres ; il m’en excuse lui-même,
courtoisie
appréciée.) Je ne sais donc pas vraiment ce qu’il y a sous le titre,
mais sa lecture me ramène à ma propre disparate – apparente –, mon
besoin de démarquer ce qui s’écrit de ce qui s’est écrit
avant, y compris dans l’autarcie du cercle restreint de mes livres,
besoin marqué par des sauts parfois plus importants – notamment sous mes deux titres à rallonge. Disparates, mes goûts de lecteur le sont aussi, et d’emblée Bayard me souffle
d’échanger par exemple les œuvres de Chevillard et de Mingarelli, ou celles de Volodine et de Michon, pour voir ce que ça fait
– aux lecteurs. Et ça me rappelle une réflexion de Thierry Beinstingel dans les notes d’écriture de ses
Feuilles de route, à propos d’un manuscrit refusé. Attendez que je retrouve, c’est pas tout récent, voilà, le 4 janvier 2009, il écrivait ceci :
« …
Seulement, cet aspect marrant ne correspond pas à ce que je propose
habituellement : on m’a répondu : "trop
pied nickelés". Il est vrai que l’humour chez moi n’est pas très
fin, plutôt genre potache. Soit. Donc je suis passé à autre chose au
point d’en oublier jusqu’au titre. Mais en le relisant, je
retrouve intact ma flopée de personnages, leurs farces, ces
intrigues minces et joyeuses. Pas sûr qu’il était si décalé que cela
pour une édition. »
En tant qu’éditeur, son éditeur ne fait pas n’importe quoi : aujourd’hui son Retour aux mots sauvages
marche fort,
dès que j’aurai un moment je m’y plongerai. N’empêche, on sent le
petit regret de l’auteur (et puis personnellement je n’ai rien contre
les potacheries, au contraire). Je me rappelle avoir
ressenti très fort, après ma première publication au Seuil, l’attente du même roman, ou à peu près ;
alors que moi, tout heureux justement d’avoir franchi ce seuil
qui me paraissait symbolique, j’envisageais déjà de donner à la
publication mes envies, comme je les donnais auparavant à
la seule écriture, dans ce qui devrait être l’insouciance de qui n’a
pas ni jamais eu d’éditeur. Or la publication crée des attentes,
surtout quand le livre a été un petit peu remarqué.
Qu’aurait-on dit à Louis de Funès si d’un coup il s’était pris pour
Pierre Brasseur (ou inversement) ? Mais les attentes, il faut parfois
savoir les tromper, sinon l’ennui guette (d’abord
l’auteur, mais la contagion est imminente). Et puis le recul, celui
grâce auquel on voit les choses dans leur ensemble et pas
seulement la partie émergée de l’iceberg, laisse apparaître
comment tout cela tient ensemble, comment tout cela même, si disparate
que cela paraisse au prime abord, se ramène à un même objet
(celui dont je suis le satellite).
Cette vision d’ensemble, pour mes textes
Quidam a su l’avoir, en mesurer les risques – et ose les prendre.
L’édition est belle quand elle a ce courage, et aujourd’hui celui de
publier une calembredaine – certes elle-même héroïque. Quant au mouvement qui anime le satellite, j’ai bien envie de l’appeler désir de
liberté – oui, il y a sans doute chez Monsieur Le Comte quelque
chose comme une revendication anarchiste, au moins de la lettre – un
désir que je crois retrouver différemment chez d’autres
auteurs protéiformes (à brûle-pourpoint je pense à Diderot, à Flaubert, à Calvino ou encore, plus près de nous, à Pierre Jourde ou à Céline Minard), grâce auxquels je ne me sens pas tout seul sur ce front-là. La liberté de remettre à chaque fois
ce qu’on fait – ce qu’on est – en question.
Benoît Dehort, Oeuvres complètes, Editions du goudron, 2001 ( tome 6, page 431).