Souvenirs de mon père, 35 (Paris, le « centre de jeunesse »)

Vous ne pouviez pas rester chez Tonton Léon bien longtemps. Tit Mé avait une amie de longue date qui s’appelait Madame Nicolet. Cette dame possédait un grand appartement Avenue Gambetta, dans le XXe. Elle a proposé de vous loger chez elle. Vous êtes restés chez elle pendant un bon moment. C’est là que tu as commencé à aller dans les centres de jeunesse. On vous y apprenait soi-disant un métier ; en réalité, les trois quarts du temps, vous les passiez à défiler en chantant « Maréchal, nous voilà ! » (En douce, avec quelques-uns – mais cela ne s’entendait pas, vous chantiez « Général, nous voilà ! ») Tous les matins, il y avait le lever aux couleurs. A ce moment-là, ça restait encore plutôt français patriote.

Le centre était constitué de plusieurs « chantiers », chaque chantier étant divisé en équipes de douze. On t’a mis dans une équipe, et le garçon qui venait d’être nommé chef d’équipe t’a tout de suite désigné comme second. Comme il a vite quitté le centre, tu t’es retrouvé chef d’équipe. Un jour, il y a eu une réunion de tous les centres. Le chef de centre était accompagné de deux personnes (du gouvernement ?), qui ne vous ont pas été présentées. Il vous a fait tout un discours comme quoi l’avenir de la France était dans la collaboration avec l’occupant et que le rôle des chefs d’équipe était de faire en sorte que chaque équipier ait bien assimilé ces principes. Autrement dit, on attendait de vous que vous fassiez de la propagande en faveur de l’Allemagne. Alors tu es sorti de ton équipe, tu t’es avancé jusqu’à la rambarde et tu lui as dit que tu étais dans l’obligation de donner ta démission de chef d’équipe, parce que tu ne te sentais pas les qualités requises pour mener à bien cette mission. Ça a jeté un froid phénoménal, mais six autres chefs d’équipe sont sortis des rangs à ta suite pour dire la même chose. On n’était qu’en 1941 ; heureusement, à ce moment-là, il n’y avait pas encore beaucoup de représailles. Ça aurait été plus tard, il y aurait pu y avoir des conséquences. En effet, vous avez appris plus tard que les deux personnes à côté du chef de centre étaient des Allemands.