Les premiers échos que je reçois sur Pas Liev confirment mon impression. Bien sûr ils sont aussi, plus ou moins, amicaux, mais quand même. Je ne vais pas faire la revue de presse, mais tout de même, quand j’apprends qu’Eric Chevillard va consacrer sa chronique dans le Monde à mon roman, c’est une vraie joie. Chevillard, pour moi, ça compte. J’ai fait allusion à l’incapacité de lire dont j’ai été frappé durant plusieurs années, celles qui ont précédé la publication d’Une affaire de regard, en 2001 ; je parle de « dépression spécialisée », pour simplifier. Tout avait mauvais goût, comme lorsqu’à un malade on propose son plat préféré. Bien sûr c’est la publication qui m’en a sorti – la lecture est vraisemblablement un sujet un peu plus que juste connexe à celui qui m’occupe ici. N’empêche : le livre qui a officialisé dans mon esprit mon retour à la lecture, ce sont les Absences du Capitaine Cook, trouvé sur les rayons de la librairie de Chartres. Flûte ! (juron exprimant chez moi l’admiration stupéfaite) il y a donc aujourd’hui quelque part quelqu’un pour écrire ça ! Donc, Pas Liev, mon meilleur livre à mes yeux, chroniqué dans le Monde par Chevillard, pas question que je boude mon plaisir.
Je me rappelle ce jour, le jour où cet article devait paraître. C’était un vendredi, forcément, et c’était aussi pendant le Salon de l’Autre Livre, à l’Espace Blancs Manteaux. J’y étais allé, j’avais notamment rencontré les éditrices des Grands Champs, avec qui j’avais en projet la publication de Notes sur les noms de la nature. Je crois bien que c’était une belle journée, en tout cas dans mon souvenir il faisait beau ; peut-être bien que c’était juste mon humeur mais c’est comme ça que je m’en souviens. Je me souviens que je suis rentré chez moi de bonne humeur, je me souviens que j’avais passé une bonne journée.
Pas Liev, ça faisait longtemps que je l’attendais. En janvier 1996, j’en avais écrit le résumé dans mon vieux Carnet vert. Vingt ans après, il devenait le roman que je voulais écrire, faire lire, et il était lu, et apprécié, et notamment par l’auteur par lequel j’étais revenu à la lecture.
Je suis arrivé assez tard chez moi. Sur les réseaux sociaux, j’ai compris qu’il se passait quelque chose. Les gens prenaient des nouvelles les uns des autres. J’ai regardé la presse, les titres. On était le 13 novembre 2015.
Bien sûr que oui : j’ai pensé que l’article de Chevillard, personne ou presque ne le lirait. Que la chance, vraiment, etc. Bien sûr que j’ai pensé à moi.
Et puis j’ai fait comme tout le monde : j’ai pris des nouvelles. Il était tard. Je n’en ai pas eu de tout le monde.
Le lendemain, j’ai appris que mon neveu, mon filleul, était à l’hôpital. Une balle lui avait fracassé la mâchoire.
Lui, et sa sœur jumelle, c’est avec eux que j’ai appris à changer une couche. C’est eux qui m’ont appris qu’à partir de quelques mois, les cacas de bébés peuvent être étonnamment conséquents, en terme de volume.
Les personnes qu’on a connues enfants restent toujours un peu des enfants dans notre cœur. En l’occurrence, mon neveu n’était déjà plus du tout un enfant mais un homme, qui a eu la lucidité – la chance aussi, bien sûr – de se lever au bon moment, sa mâchoire à la main, et de fuir au lieu d’attendre, d’arriver dans la rue, de trouver de l’aide. Il semble qu’on n’aide pas spontanément un homme la mâchoire en sang, obligé de la tenir parce qu’elle ne tient plus toute seule, et dans l’impossibilité de parler. À ce moment-là, les gens ne savaient pas encore ce qui était en train de se passer. Merci au jeune couple qui s’est chargé d’appeler les secours et de les attendre avec lui – mais il a su lui-même les retrouver pour les remercier de vive voix.
Quand il a pu. Car on n’a pas tout de suite su s’il pourrait parler de nouveau, ou même s’il pourrait simplement sourire.
Les mots, on les lui avait ôtés de la bouche, à la Kalachnikov.
Une fois, sur l’ardoise qu’on lui avait donnée pour s’exprimer, il a écrit : « Le monde a changé. »
Au moment où j’écris ces lignes, il est rétabli, il va bien, il vit, et je l’en remercie.
Parce que là, écrire et publier ou pas, franchement…
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