Un extrait de la biographie de Kafka par Reiner Stach, qui donne à penser, et à penser encore :
« Kafka voulait encore plus qu’une clôture du texte sur lui-même, il voulait la « conclusion innée », celle qui s’anime déjà tel un fœtus sous la surface de la toute première phrase et qui affirme peu à peu ses contours. Il est permis de se demander si ses projets de roman admettaient bel et bien la possibilité d’une telle unité intérieure, ou, pour poser la question jusqu’au bout, s’ils pouvaient seulement être achevés, s’ils n’étaient pas plutôt condamnés dès l’abord à rester à l’état de fragments. Après tout, cette incapacité éternelle à atteindre le but qu’on s’est fixé n’est pas seulement ce qui affecte, mais aussi ce que décrit, le romancier Franz Kafka ; le jeune « disparu » s’éloigne du côté sûr de la société américaine à mesure même qu’il en rêve ; le tribunal suprême reste invisible aux yeux de l’accusé Josef K. ; les autorités du château, inaccessibles à l’arpenteur. Ne pourrait-on pas imaginer – même si cette idée n’a sûrement jamais effleuré l’esprit de Kafka – qu’une loi secrète ait amené l’auteur à reproduire l’échec de ses héros ? Qu’il ait atteint une unité esthétique supérieure, qu’il se soit justement rapproché de la perfection rêvée en n’achevant pas ses romans ?
Thèse séduisante, notamment parce qu’elle constitue un paradoxe on ne peut plus « kafkaïen » et que l’auteur – s’il avait eu le plaisir d’assister à un séminaire consacré à son œuvre – aurait même pu la trouver à son goût. Sa faiblesse est qu’elle sous-estime le potentiel du roman moderne, qui vit précisément d’une galvanisation mutuelle de la forme et du contenu. Les romans de Beckett sont sans aucun doute des objets achevés qui témoignent d’une grande confiance formelle – et cependant, ils ne parlent de rien d’autre que de fragmentation, de décomposition et de déchéance. Le babillage redondant de ses personnages, les lambeaux de pensées qui s’allument dans leurs cervelles solipsistes avant de s’effilocher et de disparaître sans laisser de trace – tout cela est le fruit d’un art du verbe extrêmement raffiné. Et on ne gagne rien à objecter qu’il ne s’agit plus de romans. Car Beckett tire les conséquences d’une évolution engagée longtemps avant lui dans le roman européen : la perte de cohérence entre perception interne et externe, le travail de sape qui affecte cette unité douteuse qu’on appelle le « moi ». Et dans ce maëlstrom, où faire passer la limite historique au-delà de laquelle le roman cesse d’être roman ? Dans La Faim de Knut Hamsun ? Dans Le Procès de Kafka ? Dans l’Orlando de Virginia Woolf ?
Un roman qui parle d’échec n’est pas forcé d’échouer, et les moyens dont dispose l’auteur pour réfuter ce simplisme psychologique sont, heureusement, infinis. C’était l’évidence même aux yeux de Kafka – et jamais il ne lui vint à l’esprit que sa mystérieuse inaptitude à terminer ne serait-ce qu’un seul de ses trois grands projets pouvait avoir un lien avec leur sujet ou leur structure. »
(J’imagine Kafka lisant Beckett et lui confiant : « vous ratez mieux que moi ».)
(Tiens, je n’avais pas vu que déjà paraît le second tome de cette formidable biographie alors que j’en suis à peine à la moitié du premier.)
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