jeudi 20 avril 2023

Lire aux îles Kerguelen

« Il n’est arrivé, penses-tu, qu’à toi seul, et tu t’en étonnes comme d’une chose étrange, qu’un voyage si long et des pays si variés n’aient pu dissiper la tristesse et l’abattement de ton esprit. C’est d’âme qu’il faut changer, non de climat. Vainement tu as franchi la vaste mer ; vainement, comme dit notre Virgile. Terre et cités ont fui loin de tes yeux, tes vices te suivront, n’importe où tu aborderas. À un homme qui faisait la même plainte Socrate répondit : "Pourquoi t’étonner que tes courses lointaines ne te servent de rien ? C’est toujours toi que tu promènes. Tu as en croupe l’ennemi qui t’a chassé." Quel bien la nouveauté des sites peut-elle faire en soi, et le spectacle des villes ou des campagnes ? Tu es ballotté, hélas ! en pure perte. Tu veux savoir pourquoi rien ne te soulage dans ta triste fuite ? Tu fuis avec toi... » ai-je pensé (car il m’arrive parfois d’être Sénèque aussi) en lisant Aux îles Kerguelen, le livre que Laurent Margantin consacre à son voyage auxdites îles et qui est paru tout récemment aux éditions Tarmac. Car c’est en effet le récit d’un voyageur qui a déjà intégré les conseils de Sénèque à Lucilius que ce récit de voyage-là.

En effet, pour présenter les choses autrement, Aux îles Kerguelen est l’histoire d’un gars qui cherchait un coin tranquille pour lire et qui s’est dit que peut-être, aux îles Kerguelen, ça ne serait pas mal. Dit comme ça, c’est drôle ; et en effet l’on rit parfois, que l’on soit lecteur ou que l’on soit en mission aux Kerguelen. Mais c’est absurde aussi, comme l’est, dans toute son ingénuité, notre présence ici-bas. Or, puisqu’on y est, et que par ailleurs on est lecteur, profondément lecteur, intimement lecteur, pourquoi ne pas rechercher pour lire – pour vivre – les conditions optimales ?

L’écrivain voyageur est à la mode. Comme moi-même, je ne suis ni voyageur ni à la mode, je n’ai guère suivi celle-ci que de loin. Si la lecture de l’un me tente toutefois, le succès bruyant d’un autre me paraît vaguement suspect. Laurent Margantin pour sa part lit plus qu’il n’écrit, et voyage pour s’enfermer dans une chambre à lire en buvant du thé vert, accroupi avec Dostoïevski dans une posture de misanthrope assumé. Il n’écrit pas pour raconter les Kerguelen, il écrit pour raconter ce qui se passe en lui lisant aux Kerguelen. Et c’est là précisément que le voyage finit par le rattraper : car les Kerguelen, il y est. Le vent des Kerguelen s’impose à lui. Le voyage l’emporte, et l’émotion avec.



2 commentaires:

  1. Vous lire, quel que soit le registre, est toujours un bonheur et un vrai privilège. Merci M. Annocque.

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