lundi 8 août 2011

les croisés s’amusent

Vrai, c'était un joli bateau ; un bateau-poste flambant neuf avec tout le confort qu’un cœur modeste peut souhaiter ; le seul malheur tenait à sa cargaison, qu’il transportait vers le nord. Je ne parle pas ici du chou, de la farine, ni de ce genre de denrées que nous chargeâmes près de Bergenhus ; non, le problème venait de la cargaison spirituelle : un groupe de représentants d’une quelconque église américaine, d’une sorte de congrégation chrétienne en voyage organisé vers le cap Nord ; je n’osai pas leur demander qui ils étaient au juste, de peur qu’ils ne me convertissent à leur foi.
Je ne sais donc pas exactement quelle doctrine prêche cette église américaine, mais, voilà ce que je peux en dire :
1. ses membres lancent, dans un joyeux vacarme, des anneaux de corde sur des piquets ou courent sur le pont après une sorte de palet de bois qui vient se prendre dans les pieds des autres passagers, opération qui assura d’ailleurs à cette sainte confrérie une victoire éclatante dans la conquête du gaillard d’avant avant même que nous ayons levé l’ancre ;
2. ils engagent la conversation avec une affabilité extrême aussi bien entre eux qu’avec les autres passagers, ce qui leur permit d’occuper soudainement le gaillard d’arrière et tous ses fauteuils et chaises longues, qu’ils couvrirent dans la foulée de leurs châles, romans, bibles et sacs, histoire de s’en approprier l’usufruit permanent et de marquer leur propriété inaliénable du lieu ;
3. à table, ils entonnent des chants de guerre chrétiens, de sorte qu’ils nous boutèrent, nous autres faible minorité désordonnée, hors de la salle à manger ;
4. ils organisent sans cesse des jeux de société, des bals, des fêtes, des chorales, des offices religieux et autres réjouissances ; il est probable que ces gens cultivent une sorte de joyeux christianisme et qu’ils cherchent sans relâche à répandre autour d’eux l’esprit d’une jovialité innocente qui plaît à Dieu ; je vous le dis franchement, c’était affreux ;
5. ils pratiquent avec ferveur l’amour du prochain et l’exercent notamment sur les gens souffrant du mal de mer, les chiens, les jeunes mariés, les errants, les marins, les autochtones et les étrangers, en les accostant et en les encourageant, en les apostrophant chaudement, en les saluant, en leur souriant et, d’une façon générale, en les accablant de toutes sortes de prévenances ; ainsi, il ne nous restait plus qu’à nous barricader dans nos cabines pour y blasphémer tout bas, avec acharnement. Que le Dieu de miséricorde prenne nos âmes en pitié !
 
*
Que c’est beau par ici ; vois donc ce fjord silencieux, plein de lumière, pris entre les falaises du Nordhordland et les côtes de granit des îles nues ; vois donc ce coucher de soleil humide et rose, dilué dans le ciel tout entier, sur la vaste mer, entre des montagnes d’un bleu indigo et brumeux ; et ce bateau de pêche qui nous frôle tel un spectre, avec son petit fanal rouge, mon Dieu, quelle beauté ! Et voilà que, dans ce soir divin, la sainte confrérie se met à bêler un cantique.
 
Karel Čapek, Voyage vers le Nord, éditions du Sonneur, 2010, p.105 à 108.
 
Comme je le disais l’autre jour, pendant ces vacances, j’ai beaucoup lu. Et comme j’étais dans le Sud, j’en ai profité pour faire un voyage vers le Nord (Danemark, Suède, Norvège), avec Karel Čapek, grâce auquel la compagnie de cette sainte congrégation américaine (sur une petite partie de son voyage, heureusement pour lui) est devenue fort plaisante.

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