Encore un long billet que les paresseux ne vont pas lire. Pas grave : ce n’est pas moi
qui l’écris, je ne fais que citer. Deux extraits, parce que dans Un homme louche, il y a deux cahiers : le journal de Jean-Daniel Dugommier à quatorze ans, le journal du même
vingt-cinq ans plus tard. Si j’ai le courage, je rajoute un petit mot à la fin.
Ma
mère est à la cuisine, elle se ressert un énième café. Son cœur va
finir par exploser. Je peux voir circuler le
sang dans ses yeux. Les drogués à la caféine sont têtus. Si j’étais
vieux, je dirais toujours : « Ce n’est pas en poussant le moteur qu’on
sait quelle direction
prendre. »
Je me rends compte que je vis hors de mon âge.
Marise attrape sa tasse posée sur le rebord de la table, l’anime dans sa main qui la lâche, comme effrayée par
l’anse. La tasse explose par terre et répand son liquide noir encore bouillant.
Je me suis brûlée, dit-elle, et je sais qu’elle pense déjà à la prochaine tasse. Les accros ont toujours la drogue
en point de mire.
Ma mère se penche et essuie.
Et merde ! gueule-t-elle enfin, comme si elle venait de comprendre qu’elle a fait une connerie.
Je ne dis rien mais je n’en pense pas moins (encore un truc de vieux).
Bon ben, se dit-elle encore à elle-même, maintenant c’est cassé. Et elle jette les bouts de tasse dans la
poubelle.
Emma est dans sa chambre. Elle s’examine :
J’ai un drôle de petit cul quand même, se dit-elle. Pas mal. J’ai un drôle de petit cul.
François Beaune, Un homme louche, cahier I, p. 91-92.
Vendredi
Besoin d’action. Découvrant ma pile de linge sale, décide d’organiser à la hâte une nouvelle Expérience de
Dédoublement de Personnalité au lavomatic.
Le
24/24 est presque vide. Un jeune homme me précède de quelques pas, à
peu près de ma taille. Je choisis la
machine 7 et lentement m’approche du distributeur de lessive. Lui a
de la lessive liquide et, quand je feins de chercher de la monnaie dans
ma poche, la machine 9 a entamé son cycle. Il me dit
poliment au revoir et sort du lavomatic.
Quelques
instants plus tard, je force la porte de la machine 9. Je fais bien
attention de ne laisser aucune trace
visible de l’effraction. Je vide la machine, mets mes habits à la
place des siens, et referme la poignée, ce qui relance tranquillement le
cycle jusqu’à essorage. Mon sac est plein de ses
affaires humides. Je me remets en tête le jeune homme, ses traits
fins, son visage triste, son charme lunaire. Il dégageait quelque chose
d’attirant. Je quitte le magasin. Mes anciens habits
tournent dans la machine. (…)
Passer les habits d’un autre procure un rare plaisir. Il faut bien sûr un temps d’adaptation à son nouveau
soi : élaborer de nouvelles manières de vivre, un nouvel emploi du temps, imaginer de nouvelles activités.
Les affaires du jazzman sèchent patiemment dans le séjour. Je n’avais pas écouté de musique depuis plusieurs. mois
à cause de l’acouphène. La chaîne joue en ce moment Africa/Brass de John Coltrane. J’ai envie d’un whisky. Demain je m’achète des clarks. Les mêmes que lui. Je me rappelle bien le
modèle. J’ai eu des clarks il y a longtemps : des chaussures de félin, de silence, tout à fait ce qu’il me faut
Note :
Après quelques jours de dédoublement, quand vous en aurez assez de
l’homme que vous portez,
rien ne vous empêche d’échanger son linge contre un nouveau linge.
Recyclez l’identité et choisissez quelqu’un si possible de très
différent, afin de créer une rupture avec l’identité
précédente.
Si
vous sentez que le jeu vous dépasse et que votre être est en train de
se perdre, ne jetez pas pour autant à la
hâte les vêtements à la poubelle. Accrochez-les à des cintres,
dispersez-les dans la ville, et observez le processus de récupération
naturel. Ainsi l’ancienne identité, morcelée, s’éparpillera en
une multitude de mains inconnues, ce qui aura sur vous un effet
apaisant.
François Beaune, Un homme louche, cahier II, p. 278 à 281, Verticales,
2009.
Un homme louche, c’est un homme louche, parce qu’il louche.
Entendez par-là une manière de regarder le monde. Notamment ce que
Jean-Daniel Dugommier appelle la sous-réalité. Ce
que ne voit pas celui qui ne louche pas – et pourtant c’est sous ses
yeux. Jusqu’à être soi-même sous-réel – bien sûr. C’est donc une
tragédie de la relation de l’homme au monde, où l’humour est
aussi une courtoisie faite au lecteur. C’est bien dans les hublots,
quoi.
(je pense être une femme louche)
Quand on louche, on rétrécit son chant de vision et le monde se superpose à lui-même laissant traîner ses volutes floues dans l'esprit du loucheur.
Les idées claires ne sont alors qu'une pure astraction inventée pour les autres ...
Intéressant, ce texte, j'en louche encore !
la grande vie essoreuse et son roulement liquidederrière le hublot du lavo-matic.
bien que paresseux j'ai tout séché d'un trait
pas essoré du tout
plutôt rapicolé