samedi 13 mars 2010

loucher rend louche

Encore un long billet que les paresseux ne vont pas lire. Pas grave : ce n’est pas moi qui l’écris, je ne fais que citer. Deux extraits, parce que dans Un homme louche, il y a deux cahiers : le journal de Jean-Daniel Dugommier à quatorze ans, le journal du même vingt-cinq ans plus tard. Si j’ai le courage, je rajoute un petit mot à la fin.
 
 
Ma mère est à la cuisine, elle se ressert un énième café. Son cœur va finir par exploser. Je peux voir circuler le sang dans ses yeux. Les drogués à la caféine sont têtus. Si j’étais vieux, je dirais toujours : « Ce n’est pas en poussant le moteur qu’on sait quelle direction prendre. »
Je me rends compte que je vis hors de mon âge.
Marise attrape sa tasse posée sur le rebord de la table, l’anime dans sa main qui la lâche, comme effrayée par l’anse. La tasse explose par terre et répand son liquide noir encore bouillant.
Je me suis brûlée, dit-elle, et je sais qu’elle pense déjà à la prochaine tasse. Les accros ont toujours la drogue en point de mire.
Ma mère se penche et essuie.
Et merde ! gueule-t-elle enfin, comme si elle venait de comprendre qu’elle a fait une connerie.
Je ne dis rien mais je n’en pense pas moins (encore un truc de vieux).
Bon ben, se dit-elle encore à elle-même, maintenant c’est cassé. Et elle jette les bouts de tasse dans la poubelle.
Emma est dans sa chambre. Elle s’examine :
J’ai un drôle de petit cul quand même, se dit-elle. Pas mal. J’ai un drôle de petit cul.
 
François Beaune, Un homme louche, cahier I, p. 91-92.
 
Vendredi
Besoin d’action. Découvrant ma pile de linge sale, décide d’organiser à la hâte une nouvelle Expérience de Dédoublement de Personnalité au lavomatic.
Le 24/24 est presque vide. Un jeune homme me précède de quelques pas, à peu près de ma taille. Je choisis la machine 7 et lentement m’approche du distributeur de lessive. Lui a de la lessive liquide et, quand je feins de chercher de la monnaie dans ma poche, la machine 9 a entamé son cycle. Il me dit poliment au revoir et sort du lavomatic.
Quelques instants plus tard, je force la porte de la machine 9. Je fais bien attention de ne laisser aucune trace visible de l’effraction. Je vide la machine, mets mes habits à la place des siens, et referme la poignée, ce qui relance tranquillement le cycle jusqu’à essorage. Mon sac est plein de ses affaires humides. Je me remets en tête le jeune homme, ses traits fins, son visage triste, son charme lunaire. Il dégageait quelque chose d’attirant. Je quitte le magasin. Mes anciens habits tournent dans la machine. (…)
Passer les habits d’un autre procure un rare plaisir. Il faut bien sûr un temps d’adaptation à son nouveau soi : élaborer de nouvelles manières de vivre, un nouvel emploi du temps, imaginer de nouvelles activités.
Les affaires du jazzman sèchent patiemment dans le séjour. Je n’avais pas écouté de musique depuis plusieurs. mois à cause de l’acouphène. La chaîne joue en ce moment ­Africa/Brass de John Coltrane. J’ai envie d’un whisky. Demain je m’achète des clarks. Les mêmes que lui. Je me rappelle bien le modèle. J’ai eu des clarks il y a longtemps : des chaussures de félin, de silence, tout à fait ce qu’il me faut
 
Note : Après quelques jours de dédoublement, quand ­vous en aurez assez de l’homme que vous portez, rien ne ­vous empêche d’échanger son linge contre un nouveau linge. Recyclez l’identité et choisissez quelqu’un si possible de très différent, afin de créer une rupture avec l’identité précédente.
Si vous sentez que le jeu vous dépasse et que votre être est en train de se perdre, ne jetez pas pour autant à la hâte les vêtements à la poubelle. Accrochez-les à des cintres, dispersez-les dans la ville, et observez le processus de récupération naturel. Ainsi l’ancienne identité, morcelée, s’éparpillera en une multitude de mains inconnues, ce qui aura sur vous un effet apaisant.­
 
François Beaune, Un homme louche, cahier II, p. 278 à 281, Verticales, 2009.
 
 
Un homme louche, c’est un homme louche, parce qu’il louche. Entendez par-là une manière de regarder le monde. Notamment ce que Jean-Daniel Dugommier appelle la sous-réalité. Ce que ne voit pas celui qui ne louche pas – et pourtant c’est sous ses yeux. Jusqu’à être soi-même sous-réel – bien sûr. C’est donc une tragédie de la relation de l’homme au monde, où l’humour est aussi une courtoisie faite au lecteur. C’est bien dans les hublots, quoi. 



Commentaires

J'aime beaucoup, à 14 et à 39!
(je pense être une femme louche)
Commentaire n°1 posté par Ambre le 13/03/2010 à 22h07
Oui, moi aussi. Le hasard fait bien les choses : j'ai croisé François Beaune à la Fête de l'Huma puis à la soirée chez Atout-Livre ; c'est là que j'ai eu envie de lire son livre. Je serais peut-être passé à côté sans ça, ç'aurait été dommage.
Réponse de PhA le 13/03/2010 à 22h22
Vais-je commenter ? Non, vous saluer, oui, vous signaler ainsi que je viens roder derière vos hublots. Eh bien il s'en passe de belles
Commentaire n°2 posté par Zoë le 13/03/2010 à 22h10
Tiens, Zoë ! On évite le zoo ? C'est louche. (Ne vous formalisez pas : il m'arrive d'écrire à peu près n'importe quoi, pour voir.)
Réponse de PhA le 13/03/2010 à 22h20
Mais c'est génial! il faut que je lise ça! le coup du journal vingt ans après (tiens, comme les mousquetaires, qui eux ne changent pas)... peut-être que si la mode revient, il se retrouvera? et cette expression "se retrouver"... c'est louche!
Commentaire n°3 posté par Aléna le 13/03/2010 à 22h59
Eh bien bonne lecture !
Réponse de PhA le 14/03/2010 à 10h48
ça va donner des idées aux spécialistes du recyclage !
Quand on louche, on rétrécit son chant de vision et le monde se superpose à lui-même laissant traîner ses volutes floues dans l'esprit du loucheur.
Les idées claires ne sont alors qu'une pure astraction inventée pour les autres ...
Intéressant, ce texte, j'en louche encore !
Commentaire n°4 posté par Saravati le 14/03/2010 à 11h47
Et on voit autre chose. Enfant, j'avais un copain daltonien, qui ne voyait pas les couleurs comme moi. Je n'arrivais pas être sûr d'"avoir raison".
Réponse de PhA le 14/03/2010 à 12h20
La vie dense, mousseuse et tourmentée,
la grande vie essoreuse et son roulement liquide
derrière le hublot du lavo-matic.
Commentaire n°5 posté par Gilbert Pinna, le blog graphique le 14/03/2010 à 12h16
Mais bien sûr ! Comment n'y ai-je pas pensé ? Merci Gilbert, je change l'image. C'est bien mieux !
Réponse de PhA le 14/03/2010 à 12h36
à l'heure qu'il est le hublot est toujours en vacances
bien que paresseux j'ai tout séché d'un trait
pas essoré du tout
plutôt rapicolé 
Commentaire n°6 posté par albin le 14/03/2010 à 15h03
Rapicolé, je ne connaissais pas ; c'est joli !
Réponse de PhA le 14/03/2010 à 18h07

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