mardi 22 octobre 2024

Odradek

(…) On ne saurait d’ailleurs en dire plus long à ce sujet, car Odradek est extraordinairement mobile ; on ne peut pas l’attraper.

Il se tient tantôt au grenier, tantôt dans l’escalier, tantôt dans les couloirs et tantôt dans le vestibule. Il disparaît parfois pendant des mois ; c’est sans doute qu’il est allé dans d’autres maisons, mais il revient toujours dans la nôtre. Souvent, quand on sort et qu’on le voit en bas appuyé sur la rampe de l’escalier, on a envie de lui parler. Naturellement, on ne lui pose pas de questions difficiles ; on le traite comme un enfant – sa petitesse, à elle seule, vous y pousserait. « Comment t’appelles-tu ? » lui demande-t-on. « Odradek », dit-il. « Et où habites-tu ? » « Pas de domicile fixe », dit-il en riant, mais ce n’est que le rire qu’on peut produire sans poumon, un rire qui ressemble à peu près au crissement des feuilles mortes ; il marque en général la fin de la conversation. D’ailleurs, ce n’est pas toujours qu’on obtient ces réponses-là ; Odradek reste souvent muet comme le bois dont il semble fait.

C’est en vain que je me demande ce qu’il deviendra. Peut-il donc mourir ? Il n’est rien qui ne meure sans avoir eu une sorte de but, une sorte d’activité qui l’ont usé ; ce n’est pas le cas d’Odradek. Dévalera-t-il encore un jour l’escalier, traînant ses bouts de fil après soi, devant les pieds de mes enfants et des enfants de mes enfants ? Il ne nuit, bien sûr, à personne ; mais l’idée qu’il doive me survivre m’est presque douloureuse.


Franz Kafka, le souci du père de famille, traduction d’Alexandre Vialatte.

lundi 21 octobre 2024

Le Contrat, par Franz Franquin et André Kafka, épisode 41

Messerschmied avait pris la précaution d’exiger de Monsieur Witz qu’il fasse en sorte qu’un individu supposément employé par la société Brunnen (mais à quoi ? rien ne permettait de le dire) et qu’il avait cru identifier comme l’une des causes principales voire la principale cause des catastrophes qui les avait empêchés jusque-là de signer le contrat ne soit pas sur les lieux lors de sa prochaine visite, ce à quoi Monsieur Witz s’était engagé avec la plus grande fermeté dont il semblait capable. Aussi l’incompréhension de Messerschmied fut-elle plus grande encore que sa colère quand, alors même qu’il était sur le point de signer le contrat, ledit individu fit irruption dans le grand bureau confortable où Monsieur Witz avait, une fois n’est pas coutume, convié Messerschmied et, sans plus de manières et prétextant on ne sait quelle raison vaguement médicale, le somma de quitter son siège, que Messerschmied en effet quitta sur-le-champ, ainsi que l’ensemble des locaux de la société Brunnen, pour n’y jamais revenir.

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dimanche 20 octobre 2024

Abécédaire du dimanche (polythéiste)

Adorons Baal ! Chérissons Dionysos ! Encensons, fêtons Ganesh ! Honorons Isis, Junon, Kali ! Louons Mars, Némésis, Osiris ! Prions Quetzalcoatl ! Révérons Seth, Teutatès, Uranus ! Vénérons Wotan, Xolotl, Yahvé, Zeus !



(Abécédaires événementielau chômagephotographiqueforestierarmé presque jusqu’aux dentscommissionnairemixologiquealphabébêtiqueabécédarophileconversationnelprésidentielonomatopéiquefaunophoniqueproverbialbibliomaniaqueaquoibonistemeurtriertouristiqueculinaireguerrierfloralzoologique)

samedi 19 octobre 2024

Souvenirs de mon père, 10

C’est de nouveau écrit à quatre mains : il parle, j’écris – d’où la deuxième personne. Ce passage est la suite directe de celui-ci (tout est un peu mélangé, en fait).


Ton école, en 1933, c’était l’externat Saint-Louis, 82 rue de l’Abbé Groult. C’est là que tu as fait ta première communion, à l’église Saint-Lambert de Vaugirard. C’est là aussi que tu avais été baptisé. Et c’est là aussi que, plus tard, tu t’es marié.

Après la rue Dombasle, vous vous êtes installés Villa Robert Lindet. C’est là que tu as eu ta première petite amie. Elle s’appelait Jacqueline Dubernais. Tu avais onze ans. Tu avais un copain, aussi : Guy Bourk. Vous vous poursuiviez d’une pièce à l’autre en passant par le rebord extérieur du mur de l’immeuble.

Tu gardes de bons souvenirs de l’école.

Milou était à Sainte-Clotilde, et n’y faisait rien. Mamie ne se rendait pas aux convocations de la maîtresse. La maîtresse s’est déplacée elle-même. Milou suppliait Mamie de ne plus aller à l’école, et elle n’y est plus allée (en 1935 ou 36).

Tu as passé le certificat d’études par dérogation, comme tu étais dans le secondaire, en 7e. Etait-ce en 1937 ?

jeudi 17 octobre 2024

court toujours (287)

J’ai longtemps cru que, comme je n’existais pas, il ne pouvait rien m’arriver.




mercredi 16 octobre 2024

court toujours (286)

De nos jours, en photo, l’identité se doit de faire la gueule. La gueule identitaire, quoi.




mardi 15 octobre 2024

lundi 14 octobre 2024

Le Contrat, par Franz Franquin et André Kafka, épisode 40

Il ne pouvait plus être question pour Messerschmied de poursuivre dans cette voie. Il n’était plus possible d’envisager de signer le contrat avec les établissements Brunnen. Il n’était pas non plus imaginable de ne pas signer le contrat. Le contrat devait être signé. Messerschmied prit alors une décision, après quoi il se sentit mieux. Il ne signerait le contrat que face à Monsieur Brunnen en personne. Après tout, ce Monsieur Brunnen pouvait bien prendre la peine de signer le contrat en personne, sans déléguer l’affaire à un quelconque sous-fifre. Ne pas signer le contrat en personne, n’était-ce pas déjà un affront envers Messerschmied ? À sa grande surprise, on fit savoir à Messerschmied que la chose ne posait pas de problème, que s’il le souhaitait, il pourrait signer le contrat directement avec Monsieur Brunnen. Messerschmied se rendit donc chez Brunnen, et se fit annoncer. Mais encore une fois, ce fut Monsieur Witz qui, dans un mélange de surprise et d’obséquiosité gênée, vint à la rencontre de Messerschmied, lequel ne fut pas fâché de lui faire savoir qu’il avait exigé de traiter avec Monsieur Brunnen en personne. Monsieur Witz s’empressa de guider Messerschmied jusqu’à la salle du conseil, à la porte de laquelle il frappa discrètement. Comme personne ne répondait, il ouvrit la porte et proposa à Messerschmied d’attendre là Monsieur Brunnen ; il allait le prévenir de ce pas de la présence de Messerschmied ; il y avait même de la lecture à la disposition de Messerschmied dans le petit salon adjacent. Messerschmied était moins curieux de lecture que de rencontrer enfin Monsieur Brunnen, mais comme il lui sembla entendre du bruit derrière la porte du petit salon, il se dit que, peut-être, c’était Monsieur Brunnen qui l’attendait déjà, arrivé par une autre porte. Il ouvrit donc la porte du salon et se retrouva nez à nez avec un vieux cheval qui le regardait tranquillement, comme il aurait regardé un autre vieux cheval.

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dimanche 13 octobre 2024

Abécédaire du dimanche (événementiel)

À Beauvoisin, commune drômoise, Émile Fulbert, gendarme hardi, interpella Jules Kerbier. Le mec, nihiliste opiniâtre, prétendait quereller Raoul, son tonton, un vieux wattman xylophoniste yéyé zen. 


(Abécédaires au chômagephotographiqueforestierarmé presque jusqu’aux dentscommissionnairemixologiquealphabébêtiqueabécédarophileconversationnelprésidentielonomatopéiquefaunophoniqueproverbialbibliomaniaqueaquoibonistemeurtriertouristiqueculinaireguerrierfloralzoologique)

samedi 12 octobre 2024

Souvenirs de mon père, 9

Toujours de sa main, la suite du passage posté samedi dernier :


En 1937, c’est l’année de la mort de Petit-Père (son grand-père paternel, qui faisait vivre sa fille et ses petits-enfants) et là que nous avons quitté Paris pour rester définitivement à Amiens ; nous ne sommes pas allés à Gretz. Mais en 1938 nous sommes allés à Arras pour les vacances de Pâques. Pour les grandes vacances je suis retourné seul à Gretz. C’était l’année des menaces de guerre. Tata (la sœur aînée de son père décédé) a téléphoné à Tonton Léon (le frère de sa mère) pour lui demander comment j’allais  retourner à Amiens. Il lui a dit qu’étant donné les événements, il valait mieux que je reste plus longtemps à Gretz. Tata lui a répondu : « Dans ce cas, Léon, il va falloir réviser les émoluments ». J’ai compris que, pour accepter de me garder en vacances avec elles, la sœur et la mère de mon propre père voulaient que le frère de ma mère les payent avec l’argent venant de mon grand-père. J’en suis resté très mortifié et, curieusement, je le suis toujours.

Je n’ai plus jamais revu ma grand-mère. Elle est morte en 1942 et seules Maman et Milou sont allées à son enterrement. Peu avant sa mort, Milou lui avait écrit, mais Tata a dit que c’était une lettre hypocrite dictée par sa mère, ce qui n’était pas du tout le cas, et ne lui a pas fait voir, ce qui est très mal.

Depuis 1941, nous habitions à Gretz en résidence principale et unique et nous sommes retournés en vacances à Arras en août 1943, Milou et moi avec Maman. Ensuite, je suis retourné à Arras en septembre 1943, comme je l’ai dit, pour y soigner ma pleurésie.

jeudi 10 octobre 2024

Olivier Hervy de tout près

Olivier Hervy écrit Tout près, c’est le titre, que Gros textes publie. Tout près est un livre écrit en effet de tout près, de plus près peut-être encore que ses Promenades avec le déplaisant P, ancré dans le même univers que ce dernier, plus provincial que n’importe quelle province ne pourrait l’être – à moins d’être regardé de tout près. On croise d’ailleurs le déplaisant P et d’autres protagonistes récurrents de ces romans en creux que sont aussi les recueils d’aphorismes d’Olivier Hervy. Roman en creux ou peut-être autoportrait par ricochet, car qui d’autre que le narrateur de Tout près serait capable de nourrir un intérêt aussi obsessionnel à l’égard des « trois sœurs de quarante ans aux longs cheveux filasses et longues robes à motifs », dont on ne saura rien d’autre qu’elles marchent dans la rue malgré les cinquante-neuf notes dont elles sont les héroïnes anonymes ?



mardi 8 octobre 2024

Disparaître en Amérique

« Ce qui se passait dans le petit compartiment, rempli de fumée même quand la fenêtre était ouverte, ne présentait aucun intérêt auprès de ce qu’on voyait dehors.

Le premier jour ils traversèrent de hautes montagnes. De gigantesques masses de pierre d’un noir bleuâtre avançaient jusqu’au train ; on se penchait vainement par la portière pour essayer de voir leur sommet ; d’étroites vallées s’ouvraient, déchiquetées, ténébreuses ; on tendait le doigt dans la direction où elles se perdaient ; de larges torrents arrivaient, pareils à de hautes lames sur le fond montueux, rapides et marbrés de mille petites vagues d’écume, pour s’abîmer sous les arches des ponts sur lesquels passait le chemin de fer, et leur haleine glacée faisait frissonner la peau. »


Voilà, ce sont les dernières lignes que nous ayons du chapitre « Le théâtre de la nature d’Oklahoma ». Il y a bien d’autres fragments mais ils évoquent des aventures de Karl Rossmann antérieures à ce départ. Au-delà de cette description d’une Amérique mystérieuse et méconnaissable, on perd la trace de Karl. Comprends-tu, Franz, pourquoi ce roman, dont je viens de recopier ces quelques lignes, traduites par Alexandre Vialatte, dans mon vieil exemplaire qui, sur sa couverture, porte le titre l’Amérique ; comprends-tu pourquoi toi, en l’évoquant dans ton Journal, tu l’appelais le Disparu ?



lundi 7 octobre 2024

Le Contrat, par Franz Franquin et André Kafka, épisode 39

Messerschmied avait reçu un petit colis à son attention ; il provenait des établissements Brunnen. C’était un porte-clef. Ce n’était qu’un gadget, mais enfin, l’intention était louable. Et puis, justement, Messerschmied avait besoin d’un porte-clef pratique : il l’utilisa aussitôt. Il avait le porte-clef à la main au moment où il quitta ses locaux, et ce fut à ce moment-là que le porte-clef, qui figurait une petite bouteille dont il venait de tourner le bouchon, lui échappa des mains. Mais il ne tomba pas : il s’éleva doucement dans les airs, hors de portée des mains de Messerschmied.

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dimanche 6 octobre 2024

Abécédaire du dimanche (au chômage)

Annonces… Bon coin… Décès… Emplois : Ferrailleur gaucher… horticulteur itinérant… jeune kinésithérapeute libre maintenant… netsurfer… organiste pieux… quincaillier russophone… sénateur très utile… vernisseur waterproof… xénobiologiste… youtubeur zélé !


(Abécédaires photographique, forestier, armé presque jusqu’aux dents, commissionnaire, mixologique, alphabébêtique, abécédarophile, conversationnel, présidentiel, onomatopéique, faunophonique, proverbial, bibliomaniaque, aquoiboniste, meurtrier, touristique, culinaire, guerrier, floral, zoologique)

samedi 5 octobre 2024

Souvenirs de mon père, 8

Toujours de sa main, la suite du passage posté samedi dernier :


Après que notre mère fut venue nous rechercher de force à Arras, Milou et moi, nous sommes restés plusieurs années sans retourner à Gretz.

Un peu plus tard, nous avons fini par retourner à Arras aux vacances de Pâques et à Gretz aux grandes vacances. Je m’étais fait un ami qui s’appelait Pierre Richard. Il avait une sœur qui s’appelait Marie-Louise, comme Milou. Beaucoup plus tard, je lui ai donné des cours de maths. Je n’ai jamais compris comment moi, qui d’après moi étais nul en mathématiques, j’ai pu donner des cours en cette matière à Marie-Louise, puis à Colette Antoine qui beaucoup plus tard devint la marraine de Christian et à Marie-Thérèse Brassard.

Avec Pierre Richard, nous faisions de grandes promenades à vélo ; c’est à ce moment là que j’ai appris à faire du vélo tout seul en une seule matinée sur la bicyclette de Tata qui pourtant était un peu grande pour moi. Nous faisions aussi de grandes promenades en forêt. En ce temps-là, Gretz n’était pas au aussi peuplée ni aussi bâtie qu’aujourd’hui. Milou, elle, restait tenir compagnie à Tata et Bonne-Maman.

Il y avait dans la forêt une petite mare, que je n’ai jamais retrouvée depuis, avec des arbres très souples à côté. Notre grand plaisir, c’était de grimper à ces petits arbres aussi haut que possible afin qu’ils se courbent au dessus de la mare. Leur sommet arrivait au dessus de l’autre coté et nous nous laissions retomber à ce moment-là. C’était notre manière de sauter par-dessus. Nous recommencions plusieurs fois sans nous lasser.

Nous aimions aussi grimper aux grands chênes le plus haut possible. Un jour, nous avons fait le concours de celui qui grimperait le plus haut. Pierre est grimpé presque au sommet d’un très grand chêne.  J’ai essayé de grimper plus haut mais j’étais plus lourd que Pierre et une branche s’est cassée ; j’ai dégringolé de plusieurs mètres en me cognant le dos à chaque branche mais enfin j’ai pu me raccrocher à l’une d’elles. Je n’ai jamais plus essayé de battre des records.

Je ne sais pas ce que sont devenus Pierre et Marie-Louise Richard.

jeudi 3 octobre 2024

court toujours (283)

Alors bien sûr, avec sa coiffe toute glutineuse, la nonnette voilée n’est pas facile à déshabiller ; mais ensuite, quel délice !




mardi 1 octobre 2024

lundi 30 septembre 2024

Le Contrat, par Franz Franquin et André Kafka, épisode 38

Messerschmied avait conscience, au fond de lui, d’avoir trop de goût pour le luxe, et encore plus pour l’épate. Lorsqu’il en eut les moyens, tout juste les moyens, il n’hésita pas : il s’offrit le jet dont il rêvait. Il aurait invité toute personne susceptible de l’admirer mais il se retint : il n’invita que Monsieur Witz. Il ne doutait pas que celui-ci, tout heureux d’avoir de nouveau la main sur cette possible signature, en emporterait un exemplaire dans sa serviette. Là-haut, en plein ciel, loin des locaux de Brunnen, la signature du contrat se ferait comme dans un rêve. Monsieur Witz arriva en effet, l’avion décolla, Monsieur Witz sortit le contrat de sa serviette que Messerschmied, dans sa mansuétude, voulut bien relire. C’est à ce moment que retentit une détonation à l’arrière de l’appareil.

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dimanche 29 septembre 2024

Abécédaire du dimanche (photographique)

À Beaumesnil, commune d’Eure, François Gibier, huissier, immortalisa (joli Kodak) Louis Moineau, notaire obèse peccamineux, qui renversait son trente-unième verre : Wilfrid-Xantippe Yvonnet zythologuait.