lundi 31 mars 2025

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 64

L’été passa, sans nouvelles tentatives, ni de la part de Messerschmied, ni d’aucun employé de la maison Brunnen. Un soir, tout de même, Messerschmied s’aventura jusque chez Brunnen, sans prévenir. Il était certes un peu tard, mais tout de même, il s’étonna de ne trouver personne. Visiblement la journée était déjà terminée pour les employés de Brunnen, qui ne risquaient pas le surmenage. Messerschmied décida de rentrer chez lui, mais quelque chose le retint. Il resta sur place, quasi statufié. Impossible de quitter les lieux : il se sentait physiquement empêché. Le temps passa. Messerschmied eut le sentiment d’être une image de lui-même, une image à la fois dérisoire et à sa gloire.

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dimanche 30 mars 2025

samedi 29 mars 2025

Souvenirs de mon père, 33 (retour à Paris)

A Paris, vous êtes allés échouer chez l’oncle Léon, rue Chappe, dans cet appartement que lui avait payé sa grand-mère Madatine. (Votre mère, elle, n’a jamais rien reçu d’équivalent de la part de sa grand-mère.) L’appartement donnait en plein sur le square Saint-Pierre, le funiculaire, le Sacré-Cœur à gauche ; il y avait vue dégagée sur Paris. Vous avez donc séjourné chez Tonton Léon. Sa femme Nelly est tombée sur l’œillet qu’Aline t’avait offert, elle l’a jeté.

Tu as eu envie de revoir la Villa Robert Lindet, ton ami Guy Bourk et aussi Jacqueline Dubernais. Tu es donc allé à la recherche de Jacqueline Dubernais, qui avait déménagé mais qui était restée dans le même quartier. C’était devenu une très belle jeune fille avec de beaux cheveux blonds, mais hélas un visage très triste. Son père avait été mobilisé en 39 et elle était restée toute seule avec sa mère qui souffrait d’un cancer et qui était morte dans ses bras dans d’atroces douleurs. Jacqueline en a été très frappée et n’arrivait pas à s’en remettre. Son père a été très gentil avec toi ; il est allé rechercher dans un tiroir la photo où vous étiez tous les deux en communiants. Tu souffrais de voir le pauvre petit sourire très triste que Jacqueline essayait d’avoir en te regardant. Tu te rappelais la fillette gaie et enthousiaste que tu avais connue jadis.


jeudi 27 mars 2025

Fais gaffe

Je n’ai pas beaucoup de temps pour lire en ce moment. Et le très beau livre que je lis en ce moment n’est pas et ne sera pas publié, car la publication n’est qu’un des deux termes d’une alternative qui ne se réduit pas à une question d’acceptation ou de refus : on peut aussi ne pas vouloir, ou ne plus vouloir (en l’occurrence) la publication. Peu de temps donc, mais comment résister au nouveau livre que Pierre Alferi nous envoie depuis son au-delà trop tôt rejoint ? Je ne l’ai pas encore ouvert (je viens d’aller le chercher à la toute nouvelle librairie des Essarts-le-roi), mais je vous en recopie quand même la quatrième :


Revenons un instant en arrière : Tram va naître, il est prêt, son genou et ses doigts touchent à peine le sol, il relève la tête, le coup retentit, il s’élance, non, il a enfreint sans le savoir le règlement, il se remet en position, on recommence. Ce flash-back explique bien des choses.



(Moi aussi je me suis souvent demandé si la naissance n’était pas un faux départ.)

mercredi 26 mars 2025

Mon classique du mercredi : L’Iliade, d’Homère (chant XXIV, les funérailles d’Hector)

Le goût que j’ai depuis toujours pour la mythologie grecque et pour le cycle troyen en particulier, je le tiens de mon frère Francis. Il s’est fait par transmission orale, car je ne savais pas lire encore, et je ne savais pas lire que déjà je connaissais les exploits d’Achille, d’Ajax, de Diomède, de Patrocle. Belliqueux sans doute comme le sont les petits enfants, j’étais clairement du côté des Achéens. C’est avec l’âge, et en continuant d’échanger avec mon grand frère, qu’Hector – ainsi que Patrocle du côté achéen – m’est apparu tel qu’il le méritait. Je vous lis l’explicit – et un peu plus, disons les derniers vers – de l’Iliade, dans le livre qui fut ma première édition, et dans la traduction d’Eugène Lasserre.



lundi 24 mars 2025

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 63

L’été passa, sans nouvelles tentatives de la part de Messerschmied, à moins que l’on ne compte une sortie qu’il fit à l’improviste avec une copie du contrat dans sa serviette mais lors de laquelle il fut arrêté par erreur par la police – une tentative d’attentat politique avait échoué de peu – avant même d’avoir atteint les locaux de Brunnen. On ne l’y vit pas.

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samedi 22 mars 2025

Souvenirs de mon père, 32 (réfugiés, fin)

Il y avait parmi les habitants une jeune handicapée, au très joli visage. Elle s’appelait Marie. C’était une jeune fille très intelligente. Tu as eu de longues conversations avec elle. A votre retour à Paris tu as continué à correspondre avec elle un moment et puis peu à peu votre correspondance s’est espacée.

Quand, bien des années plus tard – en 1952 –, tu es revenu à Orthez avec notre mère, vous avez été accueillis dans toutes ces familles que tu avais connues, comme si tu les avais quittées la veille. Tu as revu presque tout le monde ; sauf Marie, malheureusement, qui était absente. On se disputait presque pour vous inviter. C’était douze ans après. Vous y êtes encore retournés plus tard, avec les quatre enfants, en 61 ; vous avez revu encore du monde, mais beaucoup avaient disparu, les liens s’étaient estompés.

Un beau jour, il a fallu que vous quittiez Orthez. Vous aviez le statut de réfugiés, le gouvernement de Pétain a décidé que c’était fini, que vous deviez regagner vos logements. On vous a obligés à rentrer, par vos propres moyens. Vous êtes allés jusqu’à Bordeaux, chez votre cousin André de Mortain, chez qui Tonton Léon s’était déjà réfugié un certain temps avec sa femme Nelly.

Il y a eu jusqu’à une trentaine de personnes réfugiées dans cet appartement qui, certes, était très grand. Tonton Léon et Nelly étaient déjà repartis quand vous êtes arrivés. Chez André de Mortain, vous avez rencontré des cousins à eux, les Roard. Vous vous êtes embarqués avec eux dans des wagons à bestiaux pour rejoindre Paris. Tu as bavardé tout le long du voyage avec leur fille Paulette, assis à la porte du wagon, les jambes dans le vide.


vendredi 21 mars 2025

court toujours (325)

– A quoi tu penses ?

– Ah voilà ! ça c'est malin !

– Quoi ?

Juste au moment où j'arrivais enfin à ne penser à rien !




jeudi 20 mars 2025

L’île du renard polaire de To Kirsikka

Écrire est une fiction. Sophie Loizeau écrit L’île du renard polaire de To Kirsikka (publié chez Champ Vallon) qu’on peut aussi lire comme L’île du renard polaire, de To Kirsikka ou même L’île du renard polaire de To Kirsikka, puisque To Kirsikka a une île. To Kirsikka, dont un je liminaire, dès « l’avant-poème », se présente comme la traductrice – un je fictif, comme la traduction elle-même est fictive, est présentée comme une poétesse finlandaise – de mère française, oui. C’est, disons, une forme d’hétéronyme assumé pour Sophie Loizeau qui lui permet d’écrire autrement, qui lui permet, par exemple, d’écrire ceci (j’ouvre au hasard, j’aime le hasard, et d’ailleurs j’ai raison) :


sur une coupe rase au pied du seul arbre

valide

une plumée de chouette

épervière

des empreintes avaient marqué la neige autour

j’étais penchée là-dessus en raquette

penchée sur cette scène de crime sans le sang

uniquement de plumes


du duvet répandu ailleurs au milieu d’éventails

trempés

par la neige [éventails de rachis]


j’aime le gel plutôt que le dégel

le gel affermissant et dur

les gens figés

les grands bonshommes tués par le gel

qui que ce soit le gel le fige et pas le dégel qui signe

la reprise des agissements



mercredi 19 mars 2025

Mon classique du mercredi : « Marcher d’un grave pas », de Joachim du Bellay (les Regrets)

J’ai été très tôt fasciné par la forme du sonnet. J’en ai d’ailleurs commis moi-même un certain nombre, que je montre rarement. Le goût m’en est sans doute devenu avec du Bellay. Ce poème-ci, je le connais par cœur depuis l’adolescence – mais pas si bien, car en le récitant pour vous j’ai remplacé par « noble vertu », « grande vertu », au dernier tercet. Me pardonneras-tu cette petite surinterprétation, Joachim ? Je me suis fixé de ne faire qu’une prise pour ces petites lectures – le temps manque ; tu sais ce que c’est.



mardi 18 mars 2025

«  une exploration de l’impersonnalité et de la neutralité dans l’écriture »

Je n’aurais jamais cru que ChatGPT soit capable de parler avec autant de pertinence (et une tendance au bavardage, on peut lire en diagonale) de mon roman Liquide, paru en 2009 chez Quidam éditeur.

Voici notre échange.


Moi : Existe-t-il, en linguistique, une personne zéro ?


ChatGPT :

En linguistique, la notion de "personne zéro" n'existe pas en tant que catégorie grammaticale reconnue dans les systèmes de personnes traditionnels (comme la première, la deuxième et la troisième personne). Cependant, certains linguistes ont évoqué cette idée dans des contextes spécifiques pour décrire des phénomènes particuliers.

La "personne zéro" est parfois utilisée de manière informelle pour désigner des formes verbales ou des constructions où il n'y a pas de sujet explicite. Par exemple :

  1. Impersonnel : Dans des constructions où il n'y a pas de sujet concret, comme en français avec des expressions telles que "Il pleut" ou "Il faut travailler". Dans ce cas, "il" n'a pas de véritable référent, et l'usage est parfois vu comme une "personne zéro".

  2. Problèmes d'énonciation : Parfois, on parle de la "personne zéro" pour décrire une situation où l'énonciateur (ou locuteur) se dissocie complètement de l'énonciation, ou pour désigner des constructions où il n'y a pas de sujet explicite (comme dans certaines langues où les sujets peuvent être omis).

En somme, bien que le concept de "personne zéro" ne fasse pas partie des catégories grammaticales classiques, il peut être utilisé de manière métaphorique pour décrire certains phénomènes linguistiques où il n'y a pas de sujet clair ou de personne définie dans la construction de la phrase.


Moi : Que serait un roman écrit à la personne zéro ?


ChatGPT :

Un roman écrit à la "personne zéro" serait un texte qui utilise des techniques d'énonciation où il n'y a pas de sujet grammatical explicite, ou un roman où l'énonciateur est totalement absent de l'histoire, à la manière de constructions impersonnelles. Dans ce cas, la narration ne se fait pas par un "je" (première personne), un "tu" (deuxième personne) ou un "il/elle" (troisième personne) classique, mais par une forme dépersonnalisée ou abstraite.

Quelques approches possibles pour un roman écrit à la "personne zéro" pourraient inclure :

  1. Narration impersonnelle : Le narrateur ne prend aucune position personnelle, et les événements se déroulent de manière neutre, sans un acteur spécifique qui les décrit. Par exemple, au lieu de dire "Je suis allé dans le parc", le roman pourrait décrire les événements de manière générale, sans mentionner de sujet, comme "Le parc a été traversé, les pas résonnaient sur le sol." Ici, on ne sait pas qui agit, ce qui crée une atmosphère particulière, presque comme si l'histoire se déroulait sans intervention humaine directe.

  2. Absence de tout personnage identifiable : Un roman de ce genre pourrait explorer des situations où l’individu est effacé, où les personnages sont presque des entités anonymes, représentées uniquement par leurs actions, leurs pensées ou des descriptions extérieures, sans que le narrateur ne les positionne dans un cadre personnel. L'idée serait de se détacher des "personnages principaux" pour créer une sorte de récit où l'humain devient une abstraction.

  3. Utilisation de métaphores ou d'éléments naturels comme sujet : Par exemple, un roman qui décrit le monde à travers des éléments naturels ou des phénomènes (comme la pluie, les arbres, la ville, etc.) sans leur attribuer de volonté ou d’intention. Cela pourrait donner un ton très détaché, voire poétique, dans lequel l'histoire est racontée de façon objective, sans que l’on puisse vraiment identifier une personne qui raconte.

En résumé, un roman à la "personne zéro" pourrait être une tentative de dépersonnaliser complètement la narration, en utilisant des structures où l'humain est absent ou effacé. Cela créerait une distance unique, où le lecteur serait invité à se concentrer sur les événements, les émotions ou les scènes elles-mêmes, sans être guidé par un narrateur identifiable. C’est une exploration de l’impersonnalité et de la neutralité dans l’écriture.


Moi : Merci. Un tel roman existe : Liquide, de Philippe Annocque, publié en France chez Quidam éditeur, en 2009.


ChatGPT :

Merci beaucoup pour cette précision ! Je ne connaissais pas Liquide de Philippe Annocque, et c'est fascinant de voir qu'un roman entier a exploré cette idée de la personne zéro dans la narration. Si le livre utilise effectivement une écriture dépersonnalisée, ce doit être un texte très particulier où les conventions de l'énonciation et de la focalisation sont complètement redéfinies. Cela doit offrir une expérience de lecture assez unique, où le lecteur est plongé dans une réalité narrative qui ne se construit pas autour des personnages traditionnels ou d'un narrateur identifiable.



lundi 17 mars 2025

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 62

Comme les beaux jours revenaient, Messerschmied était d’excellente humeur. Il étrennait un nouveau costume, taillé dans une étoffe légère, confortable et élégant, qui lui allait fort bien, malgré son léger embonpoint. Et puisqu’il était d’excellente humeur, Messerschmied se dit qu’il pourrait peut-être tenter sa chance et rendre une petite visite aux établissements Brunnen ; d’ailleurs il avait un exemplaire du contrat dans sa serviette. Arrivé chez Brunnen, il n’eut pas à patienter longtemps : Monsieur Schlehe arriva en hâte, un large sourire aux lèvres. Il complimenta Messerschmied sur son élégance, à la fois chic et décontractée. Monsieur Schlehe en était encore à parler chiffons – bien que Messerschmied ne doutât pas un instant que sous sa courtoisie de bon aloi Monsieur Schlehe ne rêvait que de signer le contrat – lorsqu’un individu dont l’apparence, et notamment le total manque d’élégance, lui étaient vaguement familiers, s’introduisit dans le bureau sans même avoir l’élémentaire politesse de frapper à la porte. Messerschmied ne comprenait rien à ce qu’il voulait, si ce n’est que ça n’avait aucun rapport avec le contrat. En tout cas l’attitude du quidam était parfaitement grossière et la colère montait en Messerschmied. Mais elle n’eut pas le temps d’exploser, comme Messerschmied en avait la triste habitude. Il se passa quelque chose de parfaitement incompréhensible et Messerschmied, soudain, se sentit nu, presque entièrement nu, et tout honteux de l’être.

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samedi 15 mars 2025

Souvenirs de mon père, 31 (réfugiés)

Vous aviez fui les Allemands d’Amiens jusqu’à Orthez, mais les Allemands vous y ont retrouvés. Mais à Orthez, c’était différent. Les Allemands que vous avez vus ont toujours été très convenables. Ils se sont installés dans l’École Supérieure. Comme il leur manquait des lits, ils ont demandé à réquisitionner quelques châlits et autres accessoires. Ils sont venus les chercher aux Galeries, et bien sûr c’est toi qui as dû les recevoir. C’était un jeune sergent qui était responsable. Il notait soigneusement tout ce qu’il réquisitionnait. Il parlait français couramment. Par la suite, quand tu le croisais dans les rues d’Orthez, il te saluait très aimablement, avec insistance. Tu étais bien obligé de lui répondre aimablement, tu n’avais aucune raison de manifester de l’hostilité à son égard. Mais certains réfugiés – qui d’ailleurs ne savaient pas que tu étais un réfugié parce que tu avais pris l’accent du pays – te traitaient de germanophile.

mercredi 12 mars 2025

Mon classique du mercredi : L’Innommable, de Samuel Beckett

J’évoquais la semaine dernière le spectacle monté par Danielle Auby et ses élèves de lycée, dont j’étais. C’était un assemblage construit à partir d’extraits de différents textes. La pièce se clôturait sur une version abrégée d’un extrait de l’Innommable. Ce texte, que je disais alors, ne m’a plus guère quitté depuis.



mardi 11 mars 2025

court toujours (323)

L’étrange couleur de sa peau annonçait joliment l’uniforme orange qui lui irait si bien.




lundi 10 mars 2025

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 61

Messerschmied, alors qu’il venait tout juste d’arriver chez Brunnen et que, avant même d’être reçu, il avait sorti de sa serviette un exemplaire du contrat, comme pour le relire une dernière fois, se rendit compte que ce dernier venait de se déchirer en deux parties entre ses mains ; la liasse entière de papier, déchirée de haut en bas ! Comment cela était-il possible ? Ce n’était pourtant pas lui qui l’avait déchiré.

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samedi 8 mars 2025

Souvenirs de mon père, 30 (réfugiés)

A Orthez, comme tu étais né à Paris, les filles subjuguées t’appelaient « le Parisien ». Tu avais beaucoup de succès, même – et surtout – auprès de filles nettement plus âgées. Toi-même, tu paraissais plus vieux que ton âge. Une fois, l’une d’elle t’a fait visiter son jardin. Elle avait dix-huit ans. Elle a cueilli un œillet, elle l’a embrassé et elle te l’a tendu en te disant : « C’est dommage qu’il y ait cette différence d’âge. » Tu as gardé l’œillet. Elle s’appelait Aline Fourcade.

Tu n’as aucunement profité de tes succès. Tu étais d’une naïveté et d’une gaucherie incroyable. Il faut dire que tu n’avais pas l’habitude des filles.

Ta vie à Orthez était à l’opposé de ce que tu avais vécu avant : c’était le Paradis.

Au centre d’accueil, tu te montrais très actif et prêt à prendre des initiatives. On t’y confiait de plus en plus de responsabilités. Le patron des Nouvelles Galeries, qui possédait une propriété en Zone Libre et souhaitait s’y retirer, a fini par demander à ce que tu deviennes le responsable du centre à sa place. C’est ainsi qu’à quinze ans et demi (tu en paraissais bien dix-huit), c’est toi qui accueillais les réfugiés, qui les comptabilisais, qui les répartissais dans les dortoirs, les plaçais au réfectoire et indiquais aux cuisines le nombre de repas à préparer. Un jour où il manquait un plat (ce qui représentait plusieurs parts), tu es allé à vélo jusqu’à la cuisine (qui se trouvait assez loin), et tu as rapporté le plat – des tranches de veau dans de la sauce – jusqu’au centre, en pédalant sans les mains.

jeudi 6 mars 2025

Guy Bennett En exergue : « Écrire, c’est lire avant même que ce soit écrit »

Attention, le titre de ce billet est trompeur – et peut-être d’autant plus éclairant.

Quand j’ai vu que Guy Bennett avait publié un nouveau livre (il est paru en janvier aux éditions LansKine, on ne m’avait rien dit, il me faudrait un secrétaire chargé de m’informer de tous les livres qui paraissent et qui ont des chances de m’intéresser, il aurait du travail, non pas que ces livres soient si nombreux, mais parce que, comme c’est écrit en-dessous de ces Hublots « la visibilité est mauvaise), je suis passé à la librairie de la ville où je travaille (les habitants des Essarts-le-Roi sont de sacrés veinards, ils ont une vraie librairie pour eux, c’est rarissime pour une commune francilienne de cette taille) pour le commander.

Bien sûr j’avais déjà dans l’idée, après lecture, d’écrire un petit billet dessus, comme je l’ai déjà fait pour Poèmes évidents, Ce livre, Œuvres presque accomplies, et Remerciements, tous du même Guy Bennett dont, on l’aura compris, le travail m’intéresse au plus haut point. Qui plus est, En exergue (c’est le titre de ce nouveau livre) est paru aux éditions LansKine où doit paraître mon petit prochain (mais chut). Qui plus est, En exergue (c’est le titre de ce nouveau livre) est, ou était, car j’en ai lu la quatrième de couverture avant d’ouvrir le livre, « une méditation sur l’usage et l’abus des citations dans le discours, dans la littérature, dans la vie ». Lesquelles sont la matrice même d’En exergue. Elles y sont comme il se doit placées en exergue, l’une toutefois plus que d’autres, puisqu’elle est en exergue de tout le livre En exergue même – on ne s’étonnera pas de la devoir à Borges : « Je constate avec une sorte de mélancolie douce-amère que tout au monde me ramène à une citation ou à un livre. » Certaines sont tellement dignes d’être en exergue qu’elles ne le sont pas : en gros caractères, elles remplissent leur propre page, nous laissant à penser que c’est à nous de penser.

Car les autres vont par paire, se répondant, se faisant écho ou faisant mine de s’opposer ; et c’est cette paire même – une citation en regard d’une autre – qui donne matière à la réflexion de l’auteur, dans un commentaire également double : x par rapport à y, y par rapport à x.

Et voici que, dès la page 11, après un développement généré par la rencontre sur une page de Guy Bennett de deux réflexions sur ce qu’est l’écriture respectivement de Marguerite Duras et Claude Roy, en vient un autre, inspiré sur le même sujet (qui l’est toujours sans jamais l’être jamais, c’est juste l’infini ce truc) par Laure Limongi et Eve Sauze-Chapel. Or, là où l’on n’attendait que le dialogue entre ces deux dernières, voici que vient s’insérer une parenthèse (au diable ces parenthèses !) dans laquelle s’ouvrent des guillemets : on y lit une autre citation encore, laquelle n’est pas en exergue, c’est une petite esseulée, ou une petite bien entourée. Je vous recopie cette parenthèse, en voici une au moins qu’on ne pourra pas m’imputer :


« (comme Philippe Annocque l’a remarqué, « Écrire, c’est lire avant même que ce soit écrit ».) »


Oui, vous avez bien lu : il semblerait que l’auteur de cette citation soit aussi l’auteur de ce billet. J’écris « il semblerait » car j’avoue ne plus savoir où j’aurais écrit, ou prononcé, cette phrase, ni même si elle est vraiment de moi. Mais comme j’ai par principe toute confiance en l’auteur, je fais confiance à Guy Bennett : cette citation doit être de moi. D’ailleurs, si je m’interroge, je dois bien reconnaître qu’elle pourrait l’être. Je pourrais très bien avoir écrit « Écrire, c’est lire avant même que ce soit écrit ». Cela correspond à quelque chose que je pense, ou que je sens. Dès lors, pourquoi cet instant de doute (indépendamment du fait que je doute de tout ce qui me concerne – mais cela ne concerne que moi) ? C’est très certainement, c’est indiscutablement lié à la pratique même de la citation. On extrait une phrase de son contexte (mais si on le fait, c’est parce que l’auteur lui-même a rendu possible cette extraction ; l’auteur a préparé dans son texte les citations potentielles – certains même le font d’une manière un peu pathétique), j’ai rendu possible cette extraction. La citation est une phrase qui n’est plus vraiment de l’auteur qui l’a écrite ; elle est presque davantage de l’auteur qui la cite – du moins est-ce ainsi que je vois les choses quand je me vois cité. Plus encore, la citation, avec cette forme aphoristique qui la caractérise souvent, a été, consciemment ou non, écrite pour être détachée de son contexte, pour être citée. Le présent gnomique, l’emploi d’un déterminant à valeur générale, tout cela détache la future citation de la singularité du texte. C’est une phrase démontable prévue pour l’usage commun.

Ce billet est déjà démesurément long, aussi m’arrêterai-je ici, alors que je n’ai encore rien dit ou presque d’En exergue. Ou peut-être que si ? Lisez-le et dites-moi.