dimanche 14 février 2016

« La littérature, c’est foutu. »

Cet article a été publié en 2011 sur le site MéLiCo, mémoire de la librairie contemporaine.



La littérature, c’est foutu. (D’un naturel plutôt enjoué et d’humeur égale dans la vie quotidienne ; dès lors qu’il s’agit de littérature, l’auteur - n’ayons pas peur des mots : à son tour appelons-le le sujet - laisse paraître quelques symptômes d’un possible trouble bipolaire auquel il convient toutefois de ne pas prêter trop d’attention.) Donc : la littérature, c’est foutu. Il est là dans les couloirs du métro les yeux au sol à ruminer : la littérature, c’est foutu. La littérature, c’est foutu. Sa pensée ne va pas plus loin ; d’ailleurs il ne pense pas, il rumine. Sa rumination l’absorbe cependant, suffisamment pour ne pas prendre conscience tout de suite de ce qui entrave sa progression dans son couloir de métro : c’est machinalement que ses pieds évitent les taches de sang. La littérature c’est foutu et le sol du couloir du métro Montparnasse est plein de taches de sang, c’est pas une blague, ceci explique cela ; c’est foutu mais ça va bien agoniser pendant, allons, ne soyons pas mesquin, encore un siècle un siècle et demi, peut-être plus, c’est sûrement quelqu’un qui saignait du nez, toutes ces taches en étoiles c’est caractéristique, en tout cas ça saignait sacrément beaucoup quand même, dommage que le sol du métro soit presque noir, c’est joli mais ça ne vaut pas le sang dans la neige, un divertissement de roi dans un livre qui a aussi compté pour moi.

Plus tard dans le train le signal d’alarme n’a pas cessé de retentir. Façon de parler, il a bien fini par cesser. Mais pendant longtemps le train continuant son trajet comme si de rien n’était donnait l’impression qu’il ne cessait pas. Jusqu’à ce qu’à Versailles le train s’arrête pour de bon, d’ailleurs le direct nous a rattrapés, j’aurais mieux fait de le prendre. Le signal d’alarme retentissait et il ne se passait rien, c’était juste un bruit en plus qui me gênait dans ma lecture, c’est pas parce que c’est foutu qu’on va se laisser sombrer de nouveau dans l’illecture, comment nommer ce mal dont on a eu bien du mal à se sortir. La littérature contemporaine vit une crise majeure de sa représentation (et non pas seulement des livres qui la constituent comme on aurait trop facilement tendance à le croire), mais surtout il ne faut pas le dire. Avec la même logique que l’école qui se trouve contrainte par une volonté extérieure à ceux qui la font de rendre les diplômes plus accessibles aux élèves alors que son ambition naturelle reste d’amener les élèves aux diplômes, vive les pourcentages de réussite, la littérature vit et meurt / vit ou meurt dans un cirque annuel de rentrée puis de prix littéraires, et ça tourne en rond toujours le même cheval la même amazone déplumée dans le show, sous le regard inattentif des derniers spectateurs qui à bon droit peuvent se plaindre : ils ont payé leur place.

Je crois que c’est ça surtout que je supporte mal en cette saison, entre rentrée et prix : deux spectacles pour organiser la négation officielle de la fracture, comme disait Jacques, entre la littérature et son public - non pas tant que celle-ci déplaise à celui-là : il n’en connaît même plus l’existence. A cela le prix répond mais si, mais si, voyez comme les gens aiment la littérature ; et comme il faut que le public aime ce qu’il voit de la littérature, on se met à plusieurs pour choisir ce qu’on va lui offrir comme image de la littérature, plusieurs pour parvenir à un consensus, comme ça on est sûr que ce sera un choix consensuel. C’est d’ailleurs comme ça au départ que les manuscrits sont choisis, dans les maisons d’édition dont les livres se retrouvent primés : on se concerte, on prend l’avis de chacun, ça s’appelle un comité, c’est comme une répétition du prix. Se mettre à plusieurs pour décider d’un livre, c’est le triomphe quasi assuré de la tiédeur. Chacun ragera de son côté, le jury a un goût de chiotte, sûr que même ses membres doivent souvent le penser, d’ailleurs, tiens, So long, Luise n’est dans aucune sélection, sans parler des livres parus dans de plus petites maisons, qu’est-ce que c’est que ce travail, on voit bien que ce n’est pas le mien.
Oui, c’est un vrai plaisir pourtant de se réunir pour parler de littérature, mais prendre une décision à plusieurs concernant un livre, surtout du genre lequel il est le plus beau lequel il va mieux plaire au public, franchement, non, quoi. On est d’abord tout seul quand on lit. Rien ne vaut le coup de cœur d’un lecteur singulier. C’est mon avis et je veux bien le partager. 

5 commentaires:

  1. "Se réunir pour parler de littérature"? Comme cela est effrayant!On sait à quels résultats mous conduisent en général les réunions. Le consensus qui envoie promener le coup de coeur. Déjà, rien qu'à deux, c'est toute une affaire, que de parler de littérature. Et vous en donnez la raison : "on est tout seul quand on lit". Que faire alors pour sauver la littérature? Et là, je sèche...

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    1. En même temps, en grand optimiste que je suis, j'ai du mal à ne pas penser que ce qui met en danger la littérature la sauve en même en temps.
      (Très bien ces nouvelles initiales !)

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  2. Foutu, foutu, pas si foutu que ça ! Bon, il faut croire que les prix littéraires, qui sont si j'en crois de persistantes rumeurs ; affaire de gros sous, permettent surtout, et c'est déjà ça, aux libraires de survivre (en vendant des livres à gros tirages qui ne seront souvent jamais lus à des personnes - nombreuses - qui bien souvent, de toutes façons, ne les liront pas) pour pouvoir satisfaire (oh joie!) les "coups de coeur du lecteur singulier". Quand à parler de littérature !?... Bien sûr c'est passionnant mais cela peut vite ressembler à un "débat politique" ; chacun reste sur ses positions et rares sont ceux qui se laissent convaincre ou bien changent d'avis - à ce propos; lire ne deviendrait-il pas un "geste politique" alors que bientôt, comme l'a récemment écrit Eric Chevillard (encore !) :" nous finirons par cultiver l’ignorance et l’illettrisme comme des vertus civiques. » ?) - c'est qu'avec la littérature, les livres, les écrivains, c'est de l'ordre de l'intime que ça se joue, et le lecteur entretient avec eux une relation qui, souvent, voir toujours, est de l'ordre de la passion exclusive... Dés lors, comme vous le dites :"...c’est pas parce que c’est foutu qu’on va se laisser sombrer de nouveau dans l’illecture..." d'autant plus que, bel optimisme : "c’est foutu mais ça va bien agoniser pendant, allons, ne soyons pas mesquin, encore un siècle un siècle et demi, peut-être plus." C'est déjà ça !

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  3. Plutôt que de "parler de littérature" (souvent maladroit la passion m'emporte), j'aime à lire en partage passage, chapitre ou livre que j'aime à qui j'aime...

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    1. Ah oui le partage ! Autant l'idée de comité ou de jury me déplaît, autant le partage est une belle chose. C'est parfois même un authentique talent.

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