dimanche 31 mai 2015

Mon jeune grand-père (85)




Bütow, le 15 novembre 1917. Mes chers parents.

Notre nouveau système postal n’a pas encore été modifié, et c’est aujourd’hui que je dois écrire une lettre ; je la remplace par 2 cartes pour pouvoir écrire à ma tante Maria. « C’est aujourd’hui que je dois écrire. » Une lettre. A côté des cartes, il y a aussi des lettres. Je les ai aussi, les lettres. Instinctivement, j’ai commencé par les cartes : un paquet bien homogène, au format unique, plus facile à manier que les lettres pliées au papier fragilisé par le temps. Ce n’est pas du tout comme ça qu’il aurait fallu faire. Il aurait fallu tout ouvrir, tout classer par ordre chronologique. C’est ça qu’il aurait fallu faire. Je n’ai du reste pas grand’chose à vous dire, vous ayant écrit il y a trois jours et n’ayant pas reçu de lettres depuis. La vie a déjà repris son petit trin-trin (sic) ordinaire (« ordinaire » surcharge un autre mot que je ne lis pas) et les événements ne sont pas bien nombreux. Un changement de camp n’est pas un changement. Ce manque de correspondance correspond paraît-il à une fermeture de frontière de plusieurs semaines. C’est bien ennuyeux pour nous, car cela supprime les seuls moments de joie que nous pouvons avoir. Enfin nous en prenons notre parti, car il est inutile de se laisser (Je n’arrive pas à lire, on dirait « déballer ».) J’ai reçu un seul colis le n°19 en très bon état. Mais demain je serai plus heureux : la liste est déjà affichée et je suis inscrit huit fois. Demain je serai plus heureux. Voudriez-vous m’envoyer une paire de gants quelconque en laine par exemple (j’en avais une paire dans ma cantine) car la seule que je possède (en peau) commence à être usée. J’aurais besoin aussi d’un képi, le mien commence à ne plus être mettable et mon casque m’a vite été pris par les autorités allemandes. et une paire de bandes molletières (ces derniers mots, « une paire de bandes molletières » ont été rajoutés dans le minuscule interligne au-dessus du début de la phrase suivante) Je voudrais un képi rouge ancien modèle, car c’est assez la mode. Je vous rappelle ma pointure (57). Dans cinq jours j’aurai dix-huit mois de captivité. Si l’accord est conclu je n’aurai plus longtemps à rester ici, mais j’ai bien peur que cela n’arrive jamais. (Les prisonniers sont des gens qui ne comptent et qui ne méritent pas qu’on s’occupe d’eux !!!) Je vous quitte mes chers parents en vous embrassant ts de tt mon cœur. EAnnocque


2 commentaires:

  1. La distraction opérée par le changement s'est effritée très vite. Le moral du prisonnier semble même pire qu'avant.... Il a pris conscience qu'il ne représente rien aux yeux des autorités allemandes.

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    1. Oui. A Reisen il lui arrivait d'évoquer le parc, rien de tel pour le moment à Bütow.

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