vendredi 13 mars 2015

tu n’as pas fini ton autruche



Donc : tu as englouti au cours de ta vie l’équivalent de trente-huit bovins, quarante-sept moutons, agneaux compris, soixante et onze cochons de belle taille, terrines comprises, mille douze volailles, œufs non compris, cent vingt-neuf lapins. Et de bon appétit, par surcroît. En revanche, tu n’as pas fini ton autruche. Tu as à peine entamé un cheval. Tu as recraché le singe. Le serpent t’a échappé. Des pièces et des billets sont tombés de tes poches pour un montant total de deux cent vingt-huit euros et seize centimes. Tu fus chanceux pourtant dans ce domaine car tes rentrées furent très supérieures : mille cent soixante-quinze euros et soixante-dix centimes.
– J’ai trouvé une liasse de neuf cents euros dans un bus de ville. Une aubaine.
– Et la retraite du mois de Blanche Couturier, veuve de quatre-vingt-six ans, qui a tenu jusqu’au versement suivant en partageant les boîtes de son teckel Rebecca. C’était le 2 avril 2004. Mauvaise semaine. Le lendemain, dans la forêt de Vezins, tu as donné un coup de pied dans un gland qui a roulé jusqu’à un trou de terre meuble, qui a germé pour devenir cet arbre dont une branche basse, sept années plus tard, a crevé l’œil du vététiste Cyprien Farge. Les éclats de verre de la bouteille de limonade que tu as volontairement cassée sur la route entre Le Vigen et Solignac le 16 août 1972 ont crevé un pneu de la voiture de Simone Vitrac qui se rendait à Limoges au chevet de son père mourant. Le retard occasionné par la réparation l’a empêchée de recueillir son dernier souffle. Le rhume que tu as transmis à madame Bernadette Célérier, dans la salle d’attente du docteur Marion, le 9 septembre 2008, a été fatal à cette octogénaire.
– J’espère que vous porterez à mon crédit tous les papillons que j’ai chloroformés dans mon enfance, évitant par là même les ouragans qui devaient dévaster les antipodes…
– En effet, le départ du métro de 12 h 03, le 2 novembre 1990 à la station Bastille, retardé d’une minute par ta valise restée coincée entre deux portes a permis à Malika Essahli d’attraper la rame et de rentrer chez elle à l’instant où son fils de quatre ans escaladait le balcon de son septième étage pour rejoindre le chat sur la corniche.

Eric Chevillard, Juste ciel, Minuit, 2015, p. 51-53.


2 commentaires:

  1. navrée d'apprendre la mort de ma cousine Bernadette (mais vraisemblablement suis morte avant, alors ça va)

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    1. J'ai d'ailleurs eu une pensée pour vous en lisant cette triste nouvelle.

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