lundi 11 novembre 2013

il tenait juste à le dire


Peu de choses chez lui allaient de soi. Il lui manquait la faculté d’improvisation, il lui manquait le désintéressement et la nonchalance. NATUREL, TOUT A FAIT NATUREL était une formule qui revenait souvent et SEREINEMENT, TOUT A FAIT SEREINEMENT était son idéal jamais atteint. Les failles de son être sous tension perpétuelle exigeaient que sa personne fût rassurée. Sa confiance en lui, perturbée depuis l’enfance, s’était effondrée après la guerre et était restaurée par la force – un processus renouvelé chaque jour – aux dépens de sa famille.
Comme il ne pouvait plus représenter l’autorité devant sa famille ; comme sa position patriarcale perdait toujours plus en crédibilité ; comme son besoin de dominer, depuis le début anachronique, était accueilli non pas avec gratitude mais avec rejet ; comme il persistait à toujours être ce chef de famille, l’homme, le seul, qui décide de tout dans la maison (ce qui ne lui servait à rien) ; comme il jouait ce rôle à fond sans se douter que ce n’était pas la famille qui avait besoin de lui mais lui de la famille et de sa docilité ; comme il n’avait aucune perception claire de lui-même, il cherchait son salut dans l’ersatz. Pour le restant de ses jours, il recourut à toutes les illusions disponibles. Afin de rester fidèle à l’image qu’il s’était forgée de lui-même, il mit en place une nouvelle identité qu’il consolida par des sentences, des maximes, des citations. Il fallait qu’il demeurât le noyau de la famille, bien qu’il n’en fût que la coquille fêlée. A tout prix ; et le prix fut si exorbitant que tout y fut sacrifié. Les forces de sa femme s’épuisaient à tenter de rendre supportables le vivre et laisser-vivre.
Il s’érigeait en bienfaiteur de sa famille. Le chef s’essayait au rôle de partenaire et d’ami. Chacun de nous fut confronté aux tentatives qu’il entreprenait pour se forger un nouveau rôle. La famille qui aurait seulement dû être une famille fut soumise à son nouveau style d’affirmation de soi. Son amitié nous tourmentait, son attitude compréhensive nous embarrassait, au quotidien, on respirait mal, on étouffait dans un carcan suave. Ce qu’il ne parvenait pas à imposer au moyen de règles et de diktats (dominer et être aimé), il l’obtenait par la bonté à tout prix. Le gant de velours de Saturne se faisait sentir, il maniait son art avec dextérité. Il faisait le chauffeur pour les siens et les conduisait là où ils le désiraient, à la gare, à des fêtes, des concerts, à l’école, en vacances, à des rendez-vous de toutes sortes – et il venait les chercher. Il mettait sa voiture, sa bibliothèque et sa cave à disposition. Il aidait dans la maison et contentait tout le monde. Par mille portes dérobées astucieusement ouvertes, il accédait à leurs vies. Il cherchait à plaire à grand renfort d’aide et de cadeaux, envoyait des paquets qu’ils n’attendaient pas, achetait des livres dont ils n’avaient que faire, des vêtements et des chaussures dont ils n’avaient plus la nécessité. Il leur rendait visite où qu’ils soient et ce n’était que pour lancer encore son lasso. Sa bonté parvenait à mettre les siens dans leur tort. Leurs remerciements se faisaient attendre. Il exprimait et consignait ses plaintes : il était fatigué d’exaucer les vœux de ses enfants, les exigences démesurées de tels égoïstes. Personne n’exprimait ni vœu ni exigence à son endroit. Il fourrait alors, magnanime, des billets de vingt marks dans les poches de leurs vestes, notait les sommes et expliquait, par la suite, qu’en deux ans, il avait dépensé trois cent marks, ce n’était pas très grave, on ne lui devait rien, il ne s’agissait pas de dettes, c’était sans importance, il tenait juste à le dire.
 
 
Christoph Meckel,  Portrait-robot. Mon père, Quidam 2011, traduit de l’allemand par Florence Tenenbaum-Eouzan et Béatrice Gonzalés-Vangell,  p. 89-90.
 
 
On reste un peu sans voix. Un autre extrait.
http://lekti.net/couvertures/couv_9782915018554.png

Commentaires

Quelle finesse d'analyse !
"...on respirait mal, on étouffait dans un carcan suave..."
Comme il est douloureux ce portrait...
Commentaire n°1 posté par christiane le 11/11/2013 à 13h27
Il est terrible. Je vais bientôt m'attaquer au verso : Portrait robot. Ma mère.
Réponse de PhA le 11/11/2013 à 14h45
C'est dans mes projets... J'espère que mon libraire n'aura pas de difficulté pour le recevoir (via un distributeur) comme c'est le cas en ce moment pour Péloponnèse chez Fata Morgana....
Commentaire n°2 posté par Michèle le 11/11/2013 à 14h38
Surtout, qu'il passe directement par l'éditeur et non par la Sodis qui ne distribue plus Quidam.
Réponse de PhA le 11/11/2013 à 14h46
Tentants, ces extraits..
Il ne restait plus qu'un exemplaire, quelque part, chance!
Commentaire n°3 posté par Marie le 12/11/2013 à 07h34
C'est très beau texte, d'une lucidité terrible.
Réponse de PhA le 14/11/2013 à 17h14

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