lundi 11 mars 2013

Mon jeune grand-père (4)

 
Le 8 août 1916. Mon cher Papa,
Celle-ci est particulièrement pâle et l’écriture est encore plus fine et serrée que les deux autres. C’est la première fois que je remarque que l’éclairage est vraiment insuffisant devant l’ordinateur. Quand j’ai recopié les précédentes au contraire sous le velux il faisait très clair.
Depuis ma dernière carte j’ai reçu ta lettre du 26 et tes cartes des 27 28 et 29, ainsi qu’une lettre de Geneviève et Tante Marie du 26.
C’était donc déjà peut-être Tante Marie tout à l’heure – dans quelques jours, puisque les cartes ne sont pas bien dans l’ordre. Mais je ne sais pas vraiment qui c’est. Mon père doit le savoir. Geneviève au contraire je le sais très bien. Je me souviens d’elle. Un peu. En fait  je me rappelle surtout la maison d’Arras tout encombrée et mon cousin et moi qui jouions là-dedans. Je ne me rappelle pas y être allé plus d’une fois. Les autres fois je devais être trop petit.
Geneviève c’est donc la sœur de mon jeune grand-père. Ce doit être une jeune fille, ou une toute jeune femme.
Je ne répondrai ni à l’une ni à l’autre et je te charge de les remercier et de les embrasser bien fort de ma part. Je crois t’avoir dit que j’avais reçu de bonnes nouvelles de M. Demarets. (Ou peut-être Demiarets.) J’ai reçu aussi tes 2 paquets des 19 et 21. Ils étaient en bon état et les gâteaux étaient très bons. Les raisins étaient une très bonne idée.
Les raisins ? … Des raisins secs, peut-être.
J’ai reçu le 4 un colis de pain. Nous nous sommes fait photographier tous ceux du régiment, elle n’est pas très réussie. Nous recommençons cet après-midi. Mais ils ont tous reçu leur tenue et je vais être le seul avec mes vieilles frusques. Pour la veste de toile vous avez bien fait. Du reste le temps ne reste jamais beau très longtemps. Nous pouvons recevoir tous les bouquins que nous voulons du moment qu’il n’y a rien contre l’Allemagne dedans. Je t’ai dit dans ma carte précédente ce que je désirais (lecture et travail). Bien que je n’aie pas beaucoup la tête à travailler je m’efforcerai tout de même de revoir mes cours pour ne pas être trop nul si j’ai des examens à passer en rentrant. Geneviève m’a demandé dans sa lettre si j’avais reçu des nouvelles de ma marraine. Je lui avais envoyé une carte et elle m’a répondu de Londres où elle est en ce moment, elle me promet de m’écrire souvent pour me distraire.
Donc Tata a séjourné à Londres. Si je lis bien.

Si ça se trouve ce n’est pas Londres du tout. Ça ne serait pas plutôt Lourdes ? Ça me paraît bien plus vraisemblable. (Mais j’aurais bien aimé que ce soit Londres.)
Geneviève me demande aussi ce que je fais de ma toute une journée. Je ne fais pas grand-chose. Je me lève à 8 heures. Je fais ma toilette et déjeune. A 9 h appel. Après l’appel je fais quelques tours dans le parc puis je vais voir si j’ai des colis, si j’en ai cela me prend ½ heure ou ¾ d’heure. Puis je lis les journaux et des bouquins jusqu’à la soupe qui est une semaine à 12 et une semaine à 13 h. L’après-midi je fais un peu d’allemand ou je lis ou j’écris. A 4h je fais le chocolat pour nous 2 Daussy puis je bricole jusqu’à la soupe qui est à 6.30 ou 7.30. Ensuite je fais quelques tours de parc jusqu’à l’appel de 8.30. Après on joue aux cartes ou on lit jusqu’à 11 heures et c’est tout. Je te quitte mon cher Papa en t’embrassant bien fort et de tout mon cœur ainsi que ma chère maman et toute la famille. EA
 
Voilà. Cette vie de prisonnier : ne pas faire grand-chose. Pour ainsi dire : rien. Tous les jours la même chose, et le même rituel minuscule et vaguement absurde des colis – absurde par la place qu’il prend – qu’il prend parce qu’il y a toute la place. Seule activité véritable, principal sujet.

Je suis presque obligé de me dire qu’il n’y a pas de relations entre l’emprisonnement de mon grand-père pendant la guerre de 14 et ma fascination pour l’œuvre de Beckett.

Voilà, je l’écris, et comme ça c’est encore plus absurde.

La dégradation du sujet est l’expression la plus directe de la vie dégradée. De la vie de merde, pleine de vide. (La mort ça aurait pu être une tranchée nettoyée au lance-flamme dont ils n’ont été que deux à sortir, cueillis par les Allemands ; naturellement il n’en sera pas question.)


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