jeudi 29 décembre 2022

Pour mon frère, Francis

Hier j'ai lu ce texte aux obsèques de mon frère Francis.


J’ai écrit quelques mots pour Francis. Francis, pour nous tous, c’est plein de souvenirs.

Pour Michèle, par exemple, un premier week-end de neige. Tous les deux sur des skis pour la première fois. Et Francis parti là-dessus comme s’il avait fait ça toute sa vie. Et les soirées à la Crète où il dansait, presque en transes, sur la musique de Led Zeppelin.

Une fois, vous dansiez à la maison comme des fous, et vous aviez cassé le lustre du salon, se souvient Christian. Vous aviez couru en acheter un autre identique mais il n’éclairait pas de la même manière. Papa et maman n’ont jamais su ce qui s’était passé. De toute façon, casser les lustres était une tradition festive, de génération en génération, n’est-ce pas Maman ? Et les randonnées en vélo, avec Michèle et Christian, jusqu’à la Roche-Guyon. Christian qui faisait la navette entre Michèle devant et Francis à la traîne, qui s’arrêtait pour observer ce que lui seul voyait. Et l’ascension du Puy de Sancy, lors des vacances en Auvergne. Les garçons, vous l’aviez faite en courant à travers les herbes sur une pente raide au lieu de prendre le chemin ; vous étiez arrivés épuisés. Je me souviens qu’on vous avait vus au début de l’ascension, j’étais dans le téléphérique avec Papa et Maman, et Michèle et Zabeth. Je me souviens que j’aurais bien aimé aller avec vous deux mais j’avais quoi ? Cinq ans ? C’était l’époque où, avec Zabeth, vous faisiez vivre des aventures aux poupées et aux ours en peluche, et dont j’étais le spectateur passionné. Zabeth se souvient de ces moments d’imagination intense dont Francis était le metteur en scène. Tu te souviens, Zabeth, de ton lit devenu île mystérieuse, et le crabe géant, je m’en souviens aussi : c’était Francis, qui en guise de carapace mettait sur son dos le couvercle de la boîte de jeu de construction en bois, celle qu’on rangeait sous l’armoire à glace. C’était parti pour les grandes aventures : nous étions en voyage.

À ton chevet, Francis, j’ai trouvé trois livres. Il y avait les Singes rouges, le livre écrit pour maman. Tu l’avais lu et aimé ; nous en avions parlé. Tu t’y étais retrouvé, d’ailleurs, dans le passage sur le bébé « tigre » que notre grand-père avait rapporté à maman ; je me souviens, à ton retour de ton service militaire, tu l’avais dit : en Guyane c’est le jaguar qu’on appelle le « tigre » ; c’est dans le livre. Et puis au-dessus des Singes rouges, il y avait le livre que tu étais en train de lire – que tu avais dû terminer, car ton marque-page était au début des notes de fin d’ouvrage. C’est l’Alexandra de Lycophron, en édition bilingue français-grec, publié chez les Belles Lettres. Qui aujourd’hui lit encore Lycophron ? Moi-même je n’avais jamais entendu parler de ce poète, dont l’identité d’ailleurs et même l’époque n’est pas clairement définie. Tu le lisais – et aujourd’hui je le lis, sans vraiment le comprendre car ce n’est pas un texte vraiment compréhensible : dès l’Antiquité il était surnommé « le poème obscur ». Il faut dire que c’est une prédiction de Cassandre, la fille de Priam ; elle qui savait l’avenir mais que personne ne croyait.

Je me dis que la vie, peut-être, a parfois dû t’apparaître à peu près aussi difficile à comprendre que l’est, pour le commun des mortels, la prédiction d’Alexandra-Cassandre rapportée par Lycophron. Mais il y a aussi une vie où les héros se nomment Achille et Palamède, Jorky et Ourasi, Corto Maltese, Alack Sinner ou Gaston Lagaffe, Gary Cooper, Humphrey Bogart, Katharine Hepburn, Donald Duck, une vie où le binturong et le kinkajou sont les seuls carnivores à la queue préhensile, où l’once (que jamais tu n’irais appeler bêtement « panthère des neiges ») joue les acrobates à la poursuite du grand bharal sur les à-pics rocheux de l’Himalaya. On peut se demander ce qu’il y a en commun à ces sujets de passion en apparence si disparates. Je me le suis demandé, mais pas longtemps ; j’ai la réponse : ce sont des machines à rêves. J’ai la réponse car ces rêves, tu me les a transmis, tu les as partagés avec moi. Le troisième livre près de ton lit, c’étaient mes Notes sur les noms de la nature, que je t’ai naturellement dédiée : elles te doivent beaucoup.

Tu étais mon grand frère ; tu étais aussi mon parrain. Parrain, ça commence comme parole, et depuis toujours j’ai écouté la tienne et j’en ai retenu, tu vois, beaucoup. J’avais des questions pour toi, notamment celle-ci, toute récente : connais-tu le pékan ? Il paraît que c’est un mustélidé nord-américain, de la taille d’un chat. Je n’en avais jamais entendu parler. On n’a pas eu le temps d’en discuter, c’est comme ça. En attendant, je te souhaite un beau voyage dans les prairies d’asphodèles, où tu vas retrouver tes héros d’autrefois. Mes amitiés à Homère, Hugo Pratt et les autres.

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