dimanche 9 mars 2014

Mon jeune grand-père (29)

Avant même de la lire cette carte-ci m’arrête par son aspect : l’écriture est encore bien plus serrée que d’habitude – et pourtant elle est toujours très serrée. Je sais pourtant combien il y a peu à dire.
   Le 21 avril 1916 – Ma chère Maman. C’est d’abord l’adresse inhabituelle qui me retient, au lieu de l’habituel « mes chers parents » (mais il y a eu aussi des « mon cher papa », je m’en souviens maintenant) puis je remarque la date. 1916 ? Une simple erreur de chiffre ou bien est-ce vraiment une carte d’avril 1916 qui s’est retrouvée classée par erreur avec celles d’avril 1917 ?
Je suis bien heureux que tu reçoives à peu près régulièrement mes lettres. Cependant il me semble que tu n’as pas reçu celle du 6. C’est dans celle-là que je demandais de réclamer au beau-père de Beauger (je ne suis pas sûr de bien lire) les plaques d’identité pour le poignet que Daussy et moi nous avions commandées à Beauger avant d’être pris. Cette carte est évidemment plus ancienne, elle est vraiment de 1916. Je n’étais même pas sûr qu’Edmond connaissait Daussy avant sa captivité. Bien sûr le mot « pris » m’arrête. Il y a longtemps que je sais qu’il a été pris, mais j’ai l’impression que je ne l’avais pas lu. Ce mot, « pris », me fait quelque chose. Je reçois aussi toutes vos lettres mais elles n’arrivent pas dans un ordre régulier. Le 17 j’ai reçu les cartes de papa des 7, 8 et 10, le 18 la lettre du 6 et ce matin seulement la lettre de papa du 9. Comme colis j’ai reçu le n°4 le 17 les œufs étaient encore complètement pourris et tout abîmés le chocolat les nouveaux biscuits sont très bons. Comme conserve la langue est très bonne. Comme paquets le 17 le n°29 le 18 celui de (je n’arrive pas à lire, c’est trop serré contre le bord) J’ai fait faire plusieurs photos et j’en enverrai comme réponse à tous ceux qui m’écriront. J’en ai déjà envoyé à ma Tante et à Lucie. Je vous envoie aujourd’hui la 2me. Quand j’aurai reçu ma tenue je me ferai faire seul. Quand je vous ai demandé des photos ce n’était pas seulement des vôtres que je désirais mais encore de toute la famille. Madeleine et Louis Lucie et Louise mes tantes. Comme alcool solidifié, envoie-moi une grande boîte comme la dernière « Alcool solidifié » ? Comment recopier ça à l’ordinateur sans demander à Internet de quoi il s’agit ?
(Ces sauts de ligne juste pour marquer la pause, Evidemment Edmond ne va pas à la ligne.)
Ah évidemment. C’est pour le réchaud, pour la cuisine. Tous les mois Madame Beauger a répondu au Commandant et hier donné des nouvelles des officiers du Bataillon qui ne sont pas avec nous. Il paraît qu’il y en a un qui a pu rentrer sain et sauf. Quel veinard ! Peut-être. Il a quand même dû avoir d’autres occasions de mourir après son retour. Je me dis souvent en  recopiant ces lettres que la vie de mon père (et la mienne) doit peut-être quelque chose à ces deux années de captivité. Le temps qui avait été très beau pendant quelques jours est maintenant très mauvais il pleut et même il fait froid. Je suis bien content que vous vous occupiez des bouquins, car je ne sais quoi faire, je peux bien me procurer des bouquins à lire, mais je voudrais quelque chose de plus sérieux. Ce sont sans doute des livres pour étudier qu’Edmond attend, ceux grâce auxquels il étudie dans les lettres précédentes. Je pense bien souvent à toi ma chère maman ainsi qu’à papa. Quelle joie quand nous serons réunis ! J’espère que ce sera bientôt, je prie pour cela. Cette semaine nous avons eu une représentation artistique franco-russe. C’était très gentil, cela a fait passer agréablement une soirée. Une soirée. Je suis tombé dans une bonne chambre on y est assez gai, on y fait beaucoup de plaisanteries et on dit de bons mots. Rappelle-toi la grande illusion. Je te quitte ma chère maman en t’embrassant bien fort ainsi que mon cher papa et toute la famille. Mon bon souvenir à tous les amis et une caresse au petit Bibi. Ton fils qui t’aime de tout son cœur. Edmond Tout est tellement serré que « tout son cœur. Edmond » est écrit en tout petit sous la dernière ligne.

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