lundi 30 décembre 2013

Eric Chevillard et la douceur nouvelle des choses


La vie est un scandale. Le ciel, le temps, la porte, le pied, la poêle ou le balai ; autant de causes à notre désespoir, parmi d’autres encore que je ne citerai pas pour ne pas vous accabler davantage. Mais heureusement Eric Chevillard est là pour nous indiquer le moyen de connaître enfin la douceur nouvelles des choses. Un exemple de saison :
 
Le froid
 
Le froid est une sensation désagréable. Vous en pensez ce que vous voulez, mais moi je n’y suis pas favorable. Intellectuellement, d’abord, je n’en vois pas la nécessité et, physiquement aussi, je dis non. C’est bien simple, tout mon corps se rétracte avant même d’en éprouver la sensation, à cette seule idée. Ma peau glabre se hérisse comme le poil d’un chat livré aux chiens. Mon sexe se replie, se recroqueville, quasiment s’invagine dans une tentative désespérée de trouver en lui-même la volupté dans ce monde hostile. Chose certaine, il ne se dressera pas, ne se tendra pas, ne pointera nulle direction qui serait encore celle d’un pôle, il ne veut rien avoir à faire avec le froid, ni brisez la glace ni fendre du bois pour le feu.
Le froid est un bien lamentable phénomène. Nous voici à claquer des dents comme pour mettre en pièces un gibier – et pourtant, quel maigre repas de squelette ! Nos lèvres bleuissent. La mort a posé son doigt sur elles. Nos mains gourdes ont renoncé aux caresses, à la musique, aux délicats travaux de couture ou d’écriture. Oui, nous pouvons encore assommer un phoque avec ces battoirs, et c’est à peu près tout.
Nous nous couvrons. Nous sommes les prédateurs impitoyables du mouton. Nous le guettons depuis de hautes branches et nous lui tombons dessus avec une sauvagerie qui l’incline à préférer la compagnie du loup. Nous revêtons ses défroques ; jusqu’à ses pattes grêles qui nous fournissent inexplicablement deux paires de chaussettes épaisses. En grattant entre ses oreilles son crâne lisse et ras avec nos ongles, nous lui arrachons même un pompon pour notre bonnet.
Peine perdue. Le froid s’infiltre sous ces lainages comme une lame. A son tour, il nous tond, il nous écorche vifs. A notre tour, nous ne savons que bêler dans le phylactère de buée attaché à nos lèvres. Quant au rhume, il nous pend au nez. La morve goutte à nos canalisations gelées. Transis jusqu’aux moelles, grelottant, nous n’éprouvons plus rien, aucune des sensations fines qui nous distinguent de la bûche ; à l’instar de celle-ci, d’ailleurs, nous rêvons aux flammes qui nous rendraient nos couleurs et notre esprit crépitant. Nous sympathisons avec les chenets à tête de sphinx ; immobiles et taciturnes, ils sont nos plus joyeux lurons et francs camarades.
Alors que faire ? Je ne vois qu’une solution : chauffons ! Chauffons, mes amis, brûlons tout ! Ce monde inflammable ne demande qu’à s’embraser. Croyez-vous que la fine allumette – première pousse de l’incendie qui sera le futur jardin d’Eden –, après avoir ravagé la forêt, laissera de bois nos charpentes, qu’elle laissera de marbre la banquise ? Puis nous irons sur les neiges fondues, sur les braises ardentes, sur les cendres moelleuses, dans un hammam aux dimensions du monde, attendris jusqu’à la pâmoison par la douceur nouvelle des choses.
 
Eric Chevillard, Péloponnèse, Fata Morgana, 2013, p. 45 à 47.
 
http://www.fatamorgana.fr/images/livres/original/1805-001-131008164448.jpg

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