samedi 15 juin 2013

ce petit résidu de vétilles empoisonnantes qu’on appelle le monde - par paresse

Le jour suivant il pleuvait et je me croyais tranquille, mais je me trompais. Je lui demandai s’il était dans ses projets de venir me déranger tous les soirs. Je vous dérange. ? dit-elle. Elle me regardait sans doute. Elle ne devait pas voir grand-chose. Deux paupières peut-être, et un peu de nez et de front, obscurément, à cause de l’obscurité. Je croyais que nous étions bien, dit-elle. Vous me dérangez, dis-je, je ne peux pas m’allonger quand vous êtes là. Je parlais dans le col de mon manteau et elle m’entendait quand même. Vous tenez tant que ça à vous allonger ? dit-elle. Le tort qu’on a, c’est d’adresser la parole aux gens. Vous n’avez qu’à poser vos pieds sur mes genoux, dit-elle. Je ne me fis pas prier. Je sentais sous mes pauvres mollets ses cuisses rebondies. Elle se mit à caresser mes chevilles. Si je lui envoyais un coup de talon dans le con, me dis-je. On parle d’allongement aux gens et ils voient tout de suite un corps étendu. La chose qui m’intéressait moi, roi sans sujets, celle dont la disposition de ma carcasse n’était que le plus lointain et futile des reflets, c’était la supination cérébrale, l’assoupissement de l’idée de moi et de l’idée de ce petit résidu de vétilles empoisonnantes qu’on appelle le non-moi, et même le monde, par paresse. Mais à vingt-cinq ans il bande adore, l’homme moderne, physiquement aussi, de temps en temps, c'est le lot de chacun, moi-même je n’y coupais pas, si on peut appeler cela bander. Elle s’en aperçut naturellement, les femmes flairent un phallus en l’air à plus de dix kilomètres et se demandent, Comment a-t-il pu me voir, celui-là ?
 
Samuel Beckett, Premier amour, Minuit, p. 20-21.
 
J’ai relu Premier amour. En ce moment j’ai envie de relire des textes lus il y a trente ans. Par curiosité. C’est étonnant comme celui-ci n’a pas changé. Moi non plus, donc. Peut-être que « l’assoupissement de l’idée de moi et de l’idée de ce petit résidu de vétilles empoisonnantes qu’on appelle le non-moi, et même le monde, par paresse » résonne encore plus fort, quand même.


Commentaires

L'amour, ça ne se commande pas. 
Commentaire n°1 posté par Didier da le 15/06/2013 à 13h57
On reste fidèle à son premier.
Réponse de PhA le 15/06/2013 à 15h35
Il est rude quand même Beckett :)
 
Je pense à un autre "premier amour" (guillemets de précaution car il n'est pas évoqué ainsi) :
Estelle une fois - amour de jeunesse, fiction plutôt d'un amour de jeunesse - [...] Estelle était destinée à demeurer une interrogation, cela même était inscrit dans son prénom, c'était une bonne raison de se faire une raison.
 
Commentaire n°2 posté par Michèle P le 16/06/2013 à 10h38
Terrible. (Beckett, hein ; même si l'autre n'est pas mal non plus.)
Réponse de PhA le 16/06/2013 à 15h53

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