Voilà : j’ai lu Don Quichotte.
Ou plutôt, j’ai lu la deuxième partie de Don Quichotte ; j’avais relu la première l’été dernier. Un an entre ces deux lectures ; j’ai éprouvé quelque scrupule à laisser passer tant de temps, et puis Cervantès m’a donné raison : dix années séparent ces deux publications (1605, 1615). Dix années les séparent et si, du point de vue des événements racontés, la seconde est la suite immédiate de la première, elle s’en démarque sensiblement dans son contenu. En parfait ignorant de la littérature espagnole que je suis, aurai-je l’audace d’en dire quelque chose ?
La folie de Don Quichotte est sans doute un peu contagieuse ; allons-y. Celui-ci cependant, dans cette deuxième partie, paraît plus raisonnable que dans la première : voici qu’il ne prend plus les hôtelleries pour autre chose que des hôtelleries, et gageons que s’il y croisait des moulins à vent (il n’y en a plus), il les prendrait probablement pour des moulins à vent. Le personnage tend d’ailleurs à s’effacer tandis que Sancho gagne en importance, au point de devenir quasiment l’égal de son maître. Cervantès explore sa simplicité authentique, et donne à voir à quel point la simplicité est complexe. Les chapelets de proverbes improbables que Sancho débite à toute occasion – une bonne lecture à haute voix s’impose – combinent l’absurdité burlesque et la sagesse miraculeuse. Quant aux passages où Sancho, victime d’une mystification organisée par un duc et une duchesse anonymes et farceurs qui a pu inspirer le dîner de cons et nous fait regretter que l’immense Jacques Villeret n’ait jamais, à ma connaissance, incarné le personnage de Sancho, se croit gouverneur d’une île, il y fait preuve d’une acuité et d’une sagesse qui laissent pantois les facétieux Grands d’Espagne.
C’est que, par la publication de leurs aventures racontées dans la première partie, Don Quichotte et Sancho Panza sont devenus célèbres, célèbres dans notre réalité mais aussi dans la leur, car les deux se mêlent. En effet, l’essentiel de l’intrigue de cette seconde partie tient au fait que la plupart des personnages importants que croisent nos deux héros connaissent leur histoire tout simplement parce que, comme le lecteur, ils l’ont déjà lue dans un livre imprimé, dans un procédé de mise en abyme rarement employé à ma connaissance – il ne me vient à l’esprit, comme exemple comparable et tout récent, que les Barbares de Jacques Abeille, où la lecture des Jardins statuaires par les personnages jouent un rôle essentiel dans l’intrigue. Non seulement de nombreux personnages ont donc lu les aventures imprimées de Don Quichotte et de Sancho Panza, mais certains en ont même lu une suite apocryphe, dont Don Quichotte choisit délibérément de ne pas suivre l’histoire, en n’allant pas à Alicante comme il l’avait prévu et comme le fait le Don Quichotte de la suite apocryphe, mais de poursuivre jusqu’à Barcelone. Or cette suite apocryphe existe bel et bien, elle est parue en 1614, un an avant celle de Cervantès, signée par un mystérieux Avallaneda. Tout cela est bien venu à une époque où le roman a besoin de passer pour une histoire vraie pour être pris au sérieux.
C’est peut-être pour éviter que son personnage soit réutilisé par un autre auteur peu scrupuleux que Cervantès le fait mourir à la fin. Mais il me semble que Don Quichotte est aussi l’histoire d’un nom, l’histoire d’une identité fictive qui donne son titre au roman. Car Don Quichotte ne s’appelle pas Don Quichotte. L’histoire de l’ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche n’est pas l’histoire d’une vie. Un personnage se donne un nom, « Don Quichotte » : il devient le personnage de sa propre fiction que nous appelons folie, et c’est ce qui lance l’histoire. Quelque mille pages plus loin, il renonce à ce nom, et à son statut de personnage : le roman s’arrête – sa mort ne fait qu’enfoncer le clou de la fin. Un roman sur la haine de la lecture (où le personnage doit sa perte à ses lectures), comme quelques siècles plus tard Madame Bovary – c’est dans les deux cas le prix du « réalisme ». Là aussi le titre est un nom, mais au lieu d’être choisi par le personnage, celui-ci le porte comme un fardeau – à ce titre (dans tous les sens du terme), Madame Bovary sera une sorte d’anti-don Quichotte.
Voilà. Je n’ai pas lu grand-chose à propos Don Quichotte, je parle du texte même, sur Internet, ni même dans la préface de mon édition de poche ; alors j’ai eu envie d’en écrire un peu.
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