D'une
manière générale, quand j'exprime une idée devant mes proches,
ils ne la comprennent pas et me répondent à côté, ce qui donne
lieu à des quiproquos douloureux dont je n'arrive pas à me dégager.
Le modèle de mes interactions sociales pourrait être fourni par
l'une de mes catastrophes aériennes préférées, celle qui est
survenue aux Canaries le vingt-sept mars mille neuf cent
soixante-dix-sept. Ce jour-là, en raison d'une menace d'attentat
indépendantiste à l'aérogare de Las Palmas, plusieurs avions ont
été déroutés vers l'aéroport de Los Rodeos à Tenerife. Il
s'agit d'un petit aéroport disposant uniquement d'une piste doublée
d'un taxiway, entre parenthèses un mot que j'aimerais pouvoir poser
un jour au scrabble. Il a donc fallu garer sur la partie proximale du
taxiway plusieurs camions-citernes, ainsi que cinq appareils. Ce
jour-là, deux Boeing 747 devaient décoller rapidement : l'un
de la KLM en provenance d'Amsterdam, l'autre de la Pan Am arrivé de
Los Angeles. Contrairement à tous les usages, mais faute
d'alternative, les deux avions sont donc partis vers le point de
décollage en empruntant la piste, le KLM devant, le Pan Am derrière.
Afin de laisser le champ libre à son prédécesseur, le suiveur
devait rejoindre le taxiway dès qu'il aurait dépassé la zone
encombrée par les autres avions, en empruntant la bretelle numéro
trois. Mais un épais brouillard stagnait sur l'île, et le pilote de
la Pan Am, n'ayant sans doute pas vu l'embranchement indiqué par la
tour de contrôle, a continué à rouler sur la piste jusqu'à la
bretelle suivante. Pendant ce temps-là, après avoir accompli son
virage à cent quatre-vingts degrés en bout de piste, le pilote de
la KLM a dit « We are now at take-off » pour dire qu'il
était prêt à décoller. L'aiguilleur a logiquement et
littéralement compris « Nous sommes maintenant au point de
décollage », et a répondu « Yes » pour signifier
qu'il avait enregistré l'information. Mais, interprétant cette
réponse comme un feu vert, le commandant de la KLM a mis les gaz. En
raison du brouillard, il n'a vu qu'au dernier moment l'avion de la
Pan Am qui s'engageait dans la bretelle numéro quatre et lui barrait
le passage. Il a essayé de précipiter son envol pour passer
au-dessus, mais n'a pu éviter l'empennage de l'autre. Le bilan
définitif compte cinq cent quatre-vingt-trois morts, ce qui donne à
cette catastrophe le record de létalité de l'aviation civile. Pour
arriver à ce résultat exceptionnel, il aura suffi de six mots du
vocabulaire de base de l'anglais aéronautique, échangés entre deux
personnes rompues à ce langage. Et même de trois mots, puisque « we
are now », nous sommes maintenant, a été en l'occurrence
parfaitement compris. Restent « at take-off » et « yes »,
qui font partie des mots les plus simples du lexique de ces
professionnels. Preuve que même dans les dialogues les plus
ordinaires, chacun n'entend que ce qu'il veut entendre et entretient
ainsi l'illusion d'une convergence de vues ou d'un désaccord avec un
interlocuteur qui, dans la plupart des cas, ne parle pas de la même
chose.
Emmanuel
Venet, Marcher droit, tourner en rond, éditions Verdier, 2016, p. 33 à 35
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire