mercredi 13 juin 2012

De la soupe


« Mange ta soupe ! » dit la mère, ou parfois le père, mais plus souvent la mère, comme dans toutes les questions de vie et de mort. Et l’enfant rechigne. Bouche cousue. Pas une cuillérée n’y entrera, pas un mot n’en sortira. « Regarde ton frère (ou ta sœur, ou ton père pour l’enfant unique, ou ton chien pour l’orphelin), regarde comme il la mange avec plaisir, la bonne soupe. » La bouche est close, pas un mot n’en sortira, car les mots sont déjà là pour défendre la cause de l’enfant : manger sa soupe, non, vraiment, il y a quelque chose qui ne va pas. C’est contre-nature. La soupe, c’est liquide, et un liquide, on le boit. Inutile d’agiter la cuiller, argumentatif ustensile, pour tenter de faire croire le contraire : le chocolat du matin, maman le fait tellement chaud, justement, qu’on préfère le boire à la cuiller. Le boire à la cuiller. Alors pourquoi irait-on manger de la soupe ? Vous croyez sérieusement que vous la mangez, vous, la soupe ? Non, la soupe, ça ne se mange pas. Et ça ne se discute pas non plus.
Ça ne se mange plus, plutôt. Car ça s’est mangé. Autrefois, tout enfant vous le dira pourvu que parveniez à lui faire desserrer les lèvres, les gens mangeaient la soupe. Car la soupe, c’est – ou du moins c’était – du pain qui trempait dans le bouillon. Pas de la baguette parisienne fraîche du jour, non ; du pain bien rassis ramolli par le bouillon. C’était ça, la soupe, et ça se mangeait, puisque c’était un aliment solide. Un aliment tellement solide quand il s’appelait encore pain (ou plutôt quand il ne s’appelait plus pain depuis longtemps tant il était dur) qu’il fallait le tremper pour qu’il redevienne comestible sous une forme et une consistance qui ne méritait plus le nom de pain, et qu’on appelait soupe parce qu’il lui fallait bien un nom, à cette chose redevenue mangeable. Et comme on n’avait pas grand-chose à manger, on était bien content de la manger.
Et puis, comme le pain est devenu de plus en plus frais, il a déserté le bouillon, qui ne lui était plus nécessaire. La soupe a déserté la soupe. Mais son nom est resté, lui. Le nom de la soupe est resté à tremper dans la soupe, fantôme de cette soupe d’autrefois qu’on ne mange plus. Où est-elle, la soupe, maman, dans la soupe que tu me donnes ? Comment veux-tu que je la mange alors qu’il n’y a pas de soupe dans cette assiette ? Ce que tu appelles de la soupe n’en est pas. Ce que tu appelles de la soupe, c’est tout juste ce qui reste de la soupe quand on a déjà mangé la soupe. Pourquoi donc me demandes-tu de manger une soupe qui l’est déjà ? Pourquoi me demandes-tu de manger ma soupe alors que tu ne manges pas la tienne, puisque ce que tu prétends manger et ingurgites à la cuiller, c’est très exactement de la non-soupe ? C’est, dans l’ensemble des éléments contenus par les limites de ton assiette creuse, la partie strictement complémentaire de la soupe – et d’une soupe que nos ancêtres ont déjà mangée, il y a bien longtemps, puisqu’il n’en reste rien.
Je me demande si tu es prête à entendre ces explications. L’expressivité singulière de tes arguments – pour grandir, pour devenir fort comme papa… hein mon trésor…elle est pas bonne la soussoupe ? – tend à me faire penser le contraire. Alors je préfère garder la bouche close. Rien ne passera, ni dans un sens, ni dans l’autre.

Commentaires

... de cette impossibilité absolue d'avaler en effet la moindre soupe... Car ça s'est mangé ( J'aime tout particulièrement dans votre beau texte cette formulation durassienne et j'ai pensé à ces lignes où il est écrit que "S'il n'y avait pas de soupe prête, il n'y avait rien du tout. S'il n'y avait pas une chose prête, c'est qu'il n'y avait rien, c'est qu'il n'y avait personne.", La maison in La vie matérielle, p.49, P.O.L.)
Commentaire n°1 posté par Gilbert Pinna le 13/06/2012 à 16h31
Merci ! (Il faudra que je goûte à cette soupe-là, tout de même.)
Réponse de PhA le 14/06/2012 à 17h19
C'est bien. Vu votre assiette vide, vous avez fini par la manquer votre soupe! (Et pas de panique, on va y revenir à la soupe, populaire ou non!;)
Commentaire n°2 posté par Depluloin le 13/06/2012 à 18h22
Absolument, désormais, on ne mange plus la soupe, car la soupe manque. (Entre autres.)
Réponse de PhA le 14/06/2012 à 17h20
Mais il y en a tant, par les temps qui courent, qui vont à la soupe... Ils y trouveront sans doute à boire et à manger....
Commentaire n°3 posté par Anonyme le 13/06/2012 à 18h25
C'est que la soupe est devenue n'importe quoi.
Réponse de PhA le 14/06/2012 à 17h21
Complètement manqué, oui ! :))
Commentaire n°4 posté par Depluloin le 14/06/2012 à 17h29
En Bretagne quand on se baigne dans une mer tiède (chez nous on la trouve tiède à 19° (0_0)) on dit : qu'est-ce qu'elle est bonne, c'est de la soupe. Je me demande pourquoi? Hum! En ce moment, je n'y mettrai même pas un orteil, elle avoir la température d'un gaspacho!
Commentaire n°5 posté par Ambre le 14/06/2012 à 18h09
C'est vrai, même moi je le dis - mais quand elle approche des 30° - à quelque distance de la Bretagne, donc.
Réponse de PhA le 15/06/2012 à 09h02
Oui, ben en Bretagne, à certans endroits, c'est vraiment de la soupe...à la verdure...
Commentaire n°6 posté par Lza le 16/06/2012 à 09h13
Je me rappelle en effet y avoir pris d'étranges bains de laitue confite.
Réponse de PhA le 18/06/2012 à 18h36

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