Le 22 septembre 1917. Mes chers
parents.
Je n’ai pas reçu beaucoup de
courrier ces jours-çi. Il y avait
longtemps que je n’avais pas recopié cette faute, l’une des rares qui soient
vraiment récurrentes. Mais c’est mieux de ne pas la corriger. Cette faute c’est
aussi Edmond. Je n’ai reçu que les cartes de Papa des 3, 4, et 5
courant ainsi qu’une carte du cousin Toip du 3. Je lis « Toip » mais ce n’est sûrement pas ça. Seuls
le o et le i sont à peu près indiscutables. Avec le temps les cousins n’en sont
plus. Ils sont toujours en bonne santé, mais s’ennuient un
peu ; cela se comprend. Edmond
parle beaucoup de l’ennui d’autrui. J’ai aussi reçu des nouvelles de
la cousine Monnot, cette fois
l’écriture est nette, le nom est indiscutable. Indiscutable et parfaitement
inconnu, de moi en tout cas, elle va changer de résidence. C’est le
cousin qui va être heureux de la revoir ! Je remercie Papa du mal qu’il
s’est donné pour se procurer les manteaux de cavalerie : il a bien fait de
les prendre de la plus grande taille. Dis au Ct S que le remercie (« je » manque) et
rappelle-moi à son bon souvenir. Une bonne nouvelle pour Papa : mon Russe
a reçu les timbres demandés. Dans
la carte du 25 mai 1917, recopiée il y a longtemps suite au désordre des
cartes, Edmond disait que son Russe, content de lui faire plaisir, allait
écrire chez lui pour qu’on lui envoie des timbres – dont j’ai peut-être
finalement hérité moi-même, jusqu’à ce que vers douze ou treize ans, l’écriture
l’emporte sur la philatélie. Tout cela est déjà écrit quelque part, je ne fais
que radoter ; le sujet est la prison de l’écrivain. Il y en a
beaucoup mais plusieurs pareils, peut-être
me suis-je fait la même remarque, il y a une quarantaine d’années : il y
en a beaucoup mais plusieurs pareils. Il y en a beaucoup mais plusieurs
pareils, il n’y en a qu’une dizaine de sortes. Je ne sais si c’est
bien ce que Papa désire, en tout cas ce sont des timbres que je n’ai jamais
vus, à l’effigie des différents tzars. Nous
sommes déjà le 22 septembre 1917. Je ne me souviens pas d’une mention de ce qui
s’est passé en Russie en février, alors même qu’il y a des Russes dans le camp,
et que d’ailleurs la Russie n’est pas si loin. Je ne sais s’il est
prudent de les envoyer qu’en pense Papa. Il faut encore que je vous ennuye (conservons les fautes comme les mots)
pour quelque chose. Quelques camarades ont installé sur leur lit un hamac qui
leur sert de sommier, ils s’en trouvent très bien. Vous seriez donc bien
gentils de m’en envoyer un. Choisissez quelque chose de très simple
quoiqu’étant très solide. Vous allez trouver que je suis bien rasoir. Je crois
qu’il serait temps aussi de m’envoyer du cuir pour ressemeler mes grosses
bottines. Joignez-y des clous, c’est de beaucoup plus pratique que des
blackets. Le mot est bien lisible.
Je ne sais pas ce qu’il signifie. Mais je sais ce que tout cela signifie, ce
cuir, ces clous, ce hamac. Ça signifie qu’Edmond sait bien qu’il est là encore
pour un bout de temps. Comme colis j’ai reçu les n°s 22-23-27-29.
Tout était en bon état, sauf le pain du 29. Un bon tiers des tranches était moisi.
C’est assez bizarre. Peut-être avez-vous fait le paquet trop vite après avoir
retiré le pain du four. Je crois qu’il y aurait intérêt à attendre 24 ou 48
heures, de façon qu’il soit bien sec et qu’il n’y ait plus aucune trace
d’humidité. J’ai ouvert et fouillé le n°23 avec grand soin, mais je n’ai
malheureusement pas trouvé la bague de maman. Edmond
en parlait dans la carte du 6 septembre. Je n’avais pas compris qu’on allait
lui envoyer cette bague. Je ne sais pourquoi on la lui envoyait. Je
vous quitte mes chers parents en vous embrassant bien bien fort tous les 2
ainsi que Geneviève et Louis et toute la famille. Votre fils qui vous aime de
tout son cœur. EA