jeudi 22 mai 2025

Faire profession d’insignifiance

Quand j’avais dix ans, ma grand-mère de Martinique est venue vivre quelque temps avec nous. Comme il n’y avait pas beaucoup de place, nous dormions dans la même chambre. J’étais enfant ; elle était déjà âgée. Nous ne nous connaissions pas beaucoup ; elle devait me trouver turbulent. C’est ce que signifiait ce reproche, qu’elle me faisait souvent et dont je ne comprenais pas le sens, que j’étais « insignifiant ». « Insignifiant », je ne savais pas vraiment ce que cela voulait dire ; mais même si je l’avais su, je n’aurais pas compris ma grand-mère. J’aurais sûrement été vexé, mais à tort, car pour elle, « insignifiant » n’avait pas le sens qu’on lui donne en métropole. Pour elle, c’était juste un synonyme de turbulent, ou d’insupportable. C’était un créolisme. C’est ma mère qui me l’a expliqué. Et sans doute, oui, quand je jouais, je devais pouvoir passer pour turbulent, aux yeux d’une personne âgée qui n’avait plus l’habitude des enfants.

Mais c’est pourtant vrai, en réalité, que j’étais insignifiant. Non que je le fusse plus qu’un autre, je n’ai pas non plus cette prétention. Mais si j’essaie de me rappeler le fond de ma pensée d’alors, qui n’a pas tellement changé depuis, il me semble que la conviction de ne rien signifier la résume bien. J’étais là et ça ne signifiait rien. J’étais là comme n’importe quel animal, n’importe quelle plante, n’importe quelle chose dépourvue de vie aussi est là : sans rien signifier. Sauf que j’appartenais déjà, j’appartiens toujours à une espèce dont la seule particularité réside dans un attachement, un attachement absurde évidemment, au sens. À l’homme, tout doit faire signe, à commencer par soi-même. Je suis ceci, je suis cela ; il n’a que ça à la bouche.

C’est sûrement pour ça que je me suis mis à écrire : parce que j’appartenais à une espèce qui se veut signifiante, tout en ayant la conviction profonde de ne rien signifier. Je n’écrivais pas pour dire quelque chose : j’écrivais pour dire rien. Alors même que j’étais encore enfant, les enseignants étaient gênés par le vide de mes rédactions. Mais j’avais quand même de bonnes notes, le plus souvent. Plus tard les éditeurs ont parfois été gênés par le vide de mes livres. Mais bon, il leur est arrivé souvent de les publier quand même. Il y avait sans doute une raison, à ces bonnes notes, à ces publications. Qu’ai-je à dire ? Rien. Je n’ai pas rien à dire : j’ai à dire rien. J’ai rien, à dire. J’ai rien. Je suis insignifiant : c’est ma profession.

































(Autoportrait il y a vingt ans)

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