samedi 4 janvier 2025

Souvenirs de mon père, 21

Ce passage-ci est de la main de mon père.


En effet notre pauvre Tit Mé (la grand-mère maternelle de mon père) avait été placée par Tonton Léon à l’hospice des Incurables à Amiens, où elle n’était pas bien traitée par les sœurs. Maman n’arrivait jamais à la voir : quand elle y allait, ce n’était plus l’heure des visites (elle n’a jamais été capable d’arriver à l’heure quelque part). Quelquefois on la laissait juste l’embrasser. Milou (la sœur aînée de mon père) n’y allait pas non plus car elle restait pour presser sa mère, pour qu’elle se dépêche. Moi, j’y allais tous les jeudis et tous les dimanches, et tous les jours en vacances. Je lui apportais du lait de poule qu’elle adorait et que je lui préparais moi-même.

Après le début de la guerre les Incurables ont été évacués à Cayeux, où elle est restée dormir sur un matelas par terre, à même le carrelage, pendant près de quinze jours. Elle a attrapé une bronchopneumonie que les sœurs ont soignée avec des ventouses scarifiées. Les coupures ne se sont jamais refermées. Elle faisait un très fort diabète. Son dos n’était plus qu’une plaie et elle est morte, d’après les pensionnaires, en souffrant terriblement.

La sœur infirmière et la supérieure n’étaient pas d’accord sur le jour de sa mort, le soir ou le lendemain matin.

Faute d’argent, je n’ai pas pu aller à son enterrement. Seuls Maman, Milou et Henri de Mortain, le cousin de Maman, y étaient. La femme du fossoyeur s’était jointe par sympathie. Tonton Léon n’est même pas venu à l’enterrement de sa mère. Il y avait donc quatre personnes à son enterrement, contre trois cents à celui de Tit Père. Quelle tristesse !


Trois cents divisés par quatre égalent soixante-quinze. Si la famille était une valeur, on pourrait peut-être dire que celle-ci avait été divisée par soixante-quinze. Bien sûr ce commentaire est de mon fait.

vendredi 3 janvier 2025

J’ai rêvé que j’étais fait de signes

« J’ai rêvé que j’étais fait de signes », écrit Matéi Visniec au premier vers du premier poème (« Tout est signe ») d’un recueil intitulé J’ai rêvé que j’étais fait de signes, publié aux éditions Non Lieu.


« j’étais sorti dans la rue

et les passants m’arrachaient

points de suspension, points d’interrogation

et de nombreuses lettres étranges »


De nombreuses lettres étranges en effet, de nombreux poèmes étranges composent ce recueil. Comme je les aime tous, je vous en recopie un au hasard :



Une journée stupide


La pharmacie était fermée alors je suis retourné

à l’hôtel qui venait de prendre feu

je suis monté au premier étage pour sauver

ma valise mais mes affaires étaient déjà

                                                 carbonisées

les pompiers ne sont pas venus pour

                                               essayer d’éteindre

l’incendie j’ai voulu photographier

les flammes mais mon téléphone portable

n’avait plus de batterie


quelle journée stupide je me suis dit

j’ai demandé à quelqu’un où était la gare

mais il ne savait pas, quand la pluie a commencé

je n’avais pas de parapluie quand il m’ont arrêté

pour avoir perturbé l’ordre public

je me suis rendu compte que je n’avais rien fait

quand la sentence fut prononcée

le juge était absent

j’ai demandé la permission de prendre la parole

mais on on m’a dit que je n’étais pas né

                                                          encore




jeudi 2 janvier 2025

Là où je n’écris pas Christiane Veschambre

Christiane Veschambre écrit Là où je n’écris pas – le livre est paru récemment aux éditions Isabelle Sauvage.


« qu’écrit-on lorsqu’on n’écrit pas ? »


(Je me pose souvent la question, car depuis quelque temps, je n’écris plus tellement – j’écris ici que je n’écris plus tellement.)


« à ceux auxquels ont peu confier cela »


(car, oui : il ne sont pas si nombreux)


« on écrit « je n’écris pas »

et on l’écrit ici. »


Ici, étant, en l’occurrence, ce livre : Là où je n’écris pas.

Il y a quelque chose, sans doute, toujours, là où on n’écrit pas. Chez Christiane Veschambre, on devine un « petit accident nucléaire » au « territoire blanchi » après lequel « elle avance entre les mots » et « entre ces mots : « entre les mots » ».

J’avance entre les mots de Christiane Veschambre. C’est un paysage un peu secret, un peu familier.




lundi 30 décembre 2024

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 51

Messerschmied reprit rendez-vous avec les établissements Brunnen ; cette fois-ci, ce fut de nouveau avec Monsieur Schlehe. Après tout, pour ce qui avait été des résultats précédents, que ce soit Schlehe ou Abakus, c’était du pareil au même. En tout cas, cette fois-ci, Messerschmied n’avait pas envie de rire et il fit tout ce qu’il fallait pour le faire sentir à Monsieur Schlehe qui ne fit que redoubler d’obséquiosité à son égard, tout en lui tenant un discours dénué de tout intérêt à propos d’on ne savait quel système de tuyauterie parfaitement hors sujet en l’occurrence. Car Messerschmied avait été clair : s’il était là, c’était pour le contrat, le contrat et rien d’autre que le contrat. Celui-ci devait leur être apporté dans les plus brefs délais et par voie pneumatique, à en croire Monsieur Schlehe. De fait, il ne se passa guère plus d’une seconde avant que Messerschmied en reçût une copie en pleine face.

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dimanche 29 décembre 2024

Abécédaire du dimanche (mycologique)

Au bois, cherchons des entolomes, flamules glutineuses, hygrophores, inocybes jaunes, Kalocera lutea, morilles noires, oronges… Pourvu que rien… Soigneusement trions, ultrafiltrons : véritable wynnea, xilaire, yamabushi-také zonal…





samedi 28 décembre 2024

Souvenirs de mon père, 20

Entre-temps, vous aviez rencontré un ancien contremaître de Tit Père qui a permis à Milou d’entrer comme contrôleuse dans une usine. Là, elle a fait la connaissance d’une ancienne ouvrière de Tit Père qui déjeunait « à la gamelle » et a pris l’habitude de se préparer une part plus grosse pour la partager avec Milou. C’était son seul repas. Ça a duré jusqu’à l’Exode.

Finalement, tu t’es résolu à une démarche qui s’apparentait à de la mendicité : tu es allé voir le curé de la paroisse qui, tu le savais, avait connu Tit Mé et sa réputation de femme très pieuse ; et tu lui as raconté votre situation. Il s’est montré très touché, désolé ; il a plaint Tit Mé quand il a su dans quelles conditions elle était morte. Il t’a donné des légumes, du lard et du fromage.

mardi 24 décembre 2024

court toujours (306)

Mais cette collection de petits ministres ne correspond pas du tout à ce que j’avais commandé dans ma lettre au Père Noël !




lundi 23 décembre 2024

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 50

Un nouveau rendez-vous avec Monsieur Abakus se solda par un nouvel échec : alors que les deux hommes s’apprêtaient à relire les termes du contrat, ils furent soudain pris d’une crise de fou rire, un rire inextinguible qui fit craindre Messerschmied pour sa santé, mentale mais aussi physique : il peinait à respirer. Ni Monsieur Abakus ni Messerschmied n’étaient en état de signer quoi que ce soit : ils riaient. Ils ne pouvaient que rire.

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dimanche 22 décembre 2024

Abécédaire du dimanche (musical)

Aimant beaucoup composer d’élégants flonflons guinguettisants, Hortense invita Josette Kerguen. Les maestros néophytes œuvrèrent pour que résonnent sacqueboutes, théorbes, ukulélés, vielles, wankaras, xaphoons, yabaras, zampognas…


(Abécédaires apocalyptiquepicturalbrigandsoûlographiquebibliophiliquesubaquatiquecomportementalinjonctifpolythéisteévénementielchômeurphotographiqueforestierarmécommissionnairemixologiquealphabébêtiqueabécédarophileconversationnelprésidentielonomatopéiquefaunophoniqueproverbialbibliomaniaqueaquoibonistemeurtriertouristiqueculinaireguerrierfloralzoologique)

samedi 21 décembre 2024

Souvenirs de mon père, 19

Quand les cinq kilos de riz de l’ami de Tonton Léon ont été terminés, vous vous êtes retrouvés sans rien à manger. Tu as eu l’idée d’aller voir ton oncle de Rivery, Tonton Louis, avec qui vous aviez très peu de rapports, pour lui demander de vous aider. Il a seulement accepté de te nourrir le midi (il y avait deux heures de pause pour déjeuner entre midi et quatorze heures à la Société Industrielle). Tu mangeais à toute vitesse pour pouvoir l’aider à travailler à la ferme : donner à manger aux vaches, leur scier les cornes, rentrer le foin…

Le jeudi, comme tu n’avais pas cours l’après-midi, tu travaillais à la ferme tout l’après-midi. Tu avais un repas par jour et pour quatre heures un morceau de pain et un fromage demi-sel. Tu ne mangeais pas ce goûter pour le rapporter à Mamie : c’est ce qui lui servait de repas pour la journée.

Le dimanche, comme tu ne travaillais pas à la ferme, tu ne mangeais pas. A la ferme, il y avait plein de lapins et des pigeons innombrables qui détérioraient la toiture au grand désespoir de Tata Simone. Mais ni elle ni Tonton Louis n’ont jamais eu l’idée de vous en offrir.

jeudi 19 décembre 2024

court toujours (305)

Le romancier est trop souvent celui qui fournit un déambulateur à des lecteurs infirmes.




mardi 17 décembre 2024

Derek Munn à St Margaret’s Road

Il y avait longtemps, trop, que je n’avais pas lu un livre de Derek Munn. Je viens de le croiser de nouveau, à St Margaret’s Road, qui est paru tout récemment aux éditions L’ire des marges. Le sujet en est au prime abord d’une simplicité extrême : « Un homme, veuf depuis peu, devient auxiliaire de nuit dans un hôpital psychiatrique. Il y rencontre Clare, une jeune patiente. Dans la nuit de l’hôpital, ils se parlent. » (Oui : je recopie la quatrième.)

S’il y a beaucoup de non-dit dans ce roman, c’est parce que tout ne peut pas être dit ; il n’est pas possible de saisir tout. C’est le cas pour le narrateur, qui peine à trouver du sens à ce qu’il fait, et dont on suit la pensée au gré d’une phrase qui se rallonge, se rallonge encore, dans une extrême simplicité, tout simplement parce que le temps continue de passer avec elle. Ça l’est sans doute encore davantage pour Clare, son interlocutrice nocturne, au discours souvent marqué d’un blanc qui n’est pas que typographique – il est aussi typographique. Leur dialogue se confondrait presque ; l’auteur évite de préciser qui parle, gomme la ponctuation traditionnelle du dialogue ; seul le retour à la ligne guide encore le lecteur. C’est qu’il y a entre ces deux-là une sorte d’élection réciproque : pour chacun d’eux quelque doit advenir, issu de ces échanges pourtant si lacunaires. Dire quoi serait trop dire ; on s’en abstiendra. Ce qui est clair (ce qui est Clare), c’est que St Margaret’s Road est la scène d’une muette tragédie.



lundi 16 décembre 2024

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 49

Ce n’est pas que Messerschmidt eût vraiment quelque chose à reprocher à Monsieur Schlehe, mais après sa dernière tentative, la porte même de ce dernier lui apparaissait comme une menace. Aussi fut-ce avec Monsieur Abakus, le petit homme rigide et dégarni auquel il avait déjà eu affaire une fois, que Messerschmied prit rendez-vous. Mais lorsqu’il arriva dans le bureau de ce dernier, il le trouva étendu sans connaissance sur le sol ; un hématome conséquent au milieu de sa tonsure attestait que Monsieur Abakus avait été victime d’un coup sur le crâne. Se pouvait-il qu’il y eût un criminel dans ces bureaux ? Messerschmied ne fut pas en mesure de poursuivre sa réflexion : un choc terrible au sommet de son propre crâne lui fit perdre connaissance.

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samedi 14 décembre 2024

Souvenirs de mon père, 18

A votre retour à Amiens, tu étais retourné à l’école à l’Annexe du Petit Séminaire de Saint-Riquier où tu as suivi les cours du secondaire, jusqu’en quatrième. Après la quatrième, tu n’as pas pu y retourner parce que c’était payant, et même assez cher, et il n’y avait plus d’argent à la maison. Alors tu es allé dans une école professionnelle, la Société Industrielle, où l’on pouvait apprendre la mécanique et l’électricité. La première année se faisait obligatoirement en mécanique. Il y avait à l’atelier de mécanique un contremaître, un nommé Mollet, qui s’en prenait à toi parce qu’il avait appris que tu étais le petit-fils d’un industriel d’Amiens. Il te menait une vie impossible, te donnait des lignes dans raison, t’interdisait d’aller aux toilettes et te répétait sans cesse « Vous ne serez jamais électricien » (c’était ce que tu souhaitais). Un jour où il t’interdisait d’aller aux toilettes, tu es allé trouver le chef d’atelier et tu as appris à ton retour que Mollet avait été appelé et vraisemblablement réprimandé. Il est venu te voir à ton poste de travail, il s’est penché vers toi et il t’a murmuré dans le creux de l’oreille : « Je ne peux rien vous faire aujourd’hui, mais quand je le pourrai, je ne vous raterai pas. » Cette menace est restée sans suite : à cause de l’invasion allemande, l’école a fermé.

jeudi 12 décembre 2024

court toujours (303)

On me reproche souvent d’être trop gentil avec les fâcheux. Je me ferais pourtant un plaisir de leur arracher la langue à la main ; mais ce serait encore leur rendre service : leur silence forcé leur donnerait l’air intelligent.