Tout
fut soudain la proie d’une vitesse folle et sombra dans l’infini.
Entraînées dans une cascade, les eaux du fleuve parurent d’abord
hésiter sur l’arête effritée avant de s’écrouler finalement en
paquets et en fumées.
Force
fut à l’Obèse d’interrompre son récit ! Il se retourna…
et disparut dans le fracas de la cataracte.
Du
rivage, je ne perdis rien de la fin de l’intermède. « Que
peuvent nos poumons ? m’écriais-je. Respirent-ils vite, ils
étouffent d’eux-mêmes dans leurs propres poisons !
Respirent-ils lentement, ils étouffent aussi sûrement dans
l’atmosphère irrespirable des éléments en fureur ! Et s’ils
tentent de trouver leur rythme propre, il leur faut périr de cette
tentative ! »
Cependant,
les rives du fleuve s’étiraient démesurément, et je pouvais,
nonobstant, toucher du plat de la main la barre de fer d’un poteau
indicateur, minuscule à distance – ce qui ne laissa pas de
m’apparaître mystérieux ! N’étais-je point de petite
taille en effet – et bien plus encore que d’habitude ? Un
arbuste à baies blanches, furieusement secoué, ne dépassait-il pas
ma hauteur, comme, l’instant d’avant, je l’avais remarqué au
passage ?
Erreur !
Mes bras étaient en effet aussi longs, mais beaucoup plus agiles que
les nuages de grande pluie. Pour quelle raison avaient-ils décidé
d’aplatir ma pauvre tête ?
Celle-ci
n’était pas plus grosse qu’un œuf de fourmi, mais quelque
accident lui avait fait perdre de sa rondeur. Je la faisais tourner
sur elle-même en suppliante, car mes yeux étaient si petits qu’on
n’en pouvait voir l’expression.
Mes
jambes, par contre, mes jambes impossibles s’étendaient sur les
forêts des montagnes, dont elles ombrageaient vallées et villages.
Elles grandissaient et grandissaient encore ! Déjà elles se
dressaient dans l’espace infini, là où il n’est plus de
paysage ; depuis longtemps leur longueur avait dépassé la
portée de mes yeux !
Mais
non, ce n’est pas ça… Je suis pour le moment un petit, un tout
petit homme… Je roule…, je roule, avalanche dans la montagne !
De grâce, passants, ayez la bonté de me dire quelle est ma taille,
il vous suffit de mesurer ces bras, ces jambes…, de grâce !
C’est
donc un extrait de Description de combat, le premier récit
connu de Kafka, traduit par Jean Carrive, que je viens de relire,
dans la même édition que la première fois, en 1981 – c’était
alors la première fois que je lisais Kafka. Un Kafka bien différent
de celui de la Métamorphose ou du Procès,
trouvera-t-on – mais Recherches d’un chien ou le
Terrier sont bien différents encore. J’ai retrouvé une une
brève annotation en fin de volume (c’est en Folio, avec la
Muraille de Chine) dont je me souvenais : « une forme
toute jean-paulienne ». Plus de quarante ans plus tard, je n’ai
toujours pas lu Jean-Paul, qu’on connaît mal en France (on connaît
toujours mal quelque chose quelque part). Je me souviens juste qu’à
l’époque, je découvrais aussi (et avec émerveillement aussi)
Aurélia, de Nerval, et que ce jeune Kafka ne me paraissait
pas si éloigné de Nerval ; j’en étais surpris. La dimension
onirique, qui a beaucoup compté pour moi, y était très forte
aussi.