jeudi 26 juin 2025

Souvenirs de ma mère, Les Singes rouges, 11

 Recevoir un cadeau


Puis ils sont partis pour Régina, dans la brousse.

Régina, c’était la brousse. Il lui a toujours entendu dire ça : la brousse. C’était la brousse et ça s’appelait Régina.


Pour lui, Régina aussi est le nom de l’enfance de sa mère.


C’est là qu’elle a eu quatre ans.

Les autres souvenirs, racontés jusque là, ce sont des souvenirs d’avant quatre ans. Dans la famille, on se souvient même de la toute petite enfance.


Ce jour-là, le jour de ses quatre ans, elle a reçu une poupée en porcelaine. C’est sa marraine qui la lui avait envoyée par la poste, par bateau, depuis la Martinique.

La boîte dans laquelle elle était rangée représentait son armoire. Il y avait tout son trousseau.

Quand elle l’a eue dans les mains, elle était si belle, elle était si belle, elle était si belle qu’elle l’a laissée tomber. Elle s’est cassée. Elle était en porcelaine. C’est le premier joli cadeau dont elle se souvienne.


Aujourd’hui aussi, le 26 juin, c’était son anniversaire.



mercredi 25 juin 2025

Mon classique du mercredi : Le Breakfast du champion, de Kurt Vonnegut Jr

Mon classique de ce mercredi-ci n’est pas tellement un classique, du moins en France, et a été l’occasion d’un malentendu comme j’ai appris à les aimer.

J’avais dix-huit ans et, après une randonnée d’une dizaine de jours dans les Alpes, j’avais rejoint mes parents en vacances en Normandie. Comme j’avais eu besoin de voyager léger, je n’avais pas pris de livre avec moi. Aussi avais-je essayé d’en trouver sur place, sans trop chercher, dans un petit supermarché local, dont le rayon n’était guère fourni. Il y avait là quelques livres de science-fiction publiés dans la collection dirigée par Jacques Sadoul de J’ai lu ; quelques années auparavant des romans de Clifford D. Simak, Brian W. Aldiss et d’autres avaient enchanté mon adolescence ; peut-être était-ce pour la prolonger un peu – mon adolescence – que, pour la dernière fois je crois bien, je choisis ce Breakfast du champion, qui figurait au catalogue. C’est peut-être avec ce roman, et grâce à une sorte de détournement éditorial, que j’ai goûté pour la première fois au plaisir de la déroute du lecteur. Car ce livre n’était pas ce à quoi j’étais en droit de m’attendre. Mais, comme le lecteur de Si par une nuit d’hiver un voyageur que j’évoquais récemment, je ne fus pas déçu – bien au contraire. J’entrais, non pour la première fois (j’avais déjà lu Jacques le Fataliste) mais comme par effraction, sans être du tout prévenu, en pleine métafiction. Un petit extrait :




mardi 24 juin 2025

je voudrais que l’un de nous reconnaisse

Les bosses dans le dos je marche. Maintenant je suinte et depuis ce matin je me dis que je suis déjà passé par là. Je marche et ma forêt est loin derrière et dans ma valise je ne sais plus. Sans doute les kilomètres jouent. Je marche et j’ai froid cela n’est pas nouveau tout de même j’ai froid et ne vois rien se dessiner. La fatigue joue. Sans doute. Les kilomètres c’est un déplacement bloc par bloc. Les transitions sont des vagues discrètes sinon on ne marcherait pas. On n’y arriverait pas. Les kilomètres installent la transe. Je marche. Les blocs cognent et produisent un choc une électricité qui pourrait me manquer. Je marche c’est mon corps j’ai inventé la distance j’appelle mon corps j’attends je voudrais que l’un de nous reconnaisse.

Delphine Arras, Je plonge des bleus, éditions Quartett.



lundi 23 juin 2025

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 76

Le temps passa. L’espoir aussi, il faut bien le dire, était passé. Messerschmied se retenait ; on ne le reverrait pas de sitôt chez Brunnen. Bien sûr tout cela n’avait rien de rationnel ; il en avait pleinement conscience. Pour se prouver à lui-même qu’il avait raison de renoncer au contrat, il décrocha une dernière fois son téléphone et composa le numéro de la maison Brunnen, celui où il savait pouvoir joindre directement Monsieur Schlehe. On décrocha presque aussitôt. Une voix, affable et impersonnelle, lui confirma qu’il était bien chez Brunnen. Était-ce celle de Monsieur Schlehe ? Il n’en était pas certain ; aucun nom n’avait été prononcé. Mais aussitôt, comme si quelqu’un à l’autre bout du fil l’avait reconnu, avant même que Messerschmied se présente, la voix affable se mua en un hurlement bestial, tandis que des chocs violents, qui résonnaient dans le récepteur, imitaient une bataille rangée. Messerschmied entendit tout une série de coups d’un réalisme troublant jusqu’à ce qu’enfin la voix résonne de nouveau, hurlant des injures, des insanités à son endroit, comme si c’était lui, Messerschmied, le responsable de l’agression à laquelle, manifestement, quelque mauvais plaisant avait eu l’idée de le faire croire.

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dimanche 22 juin 2025

Du Annocque partout

Certes on ne pourra pas voir mon corps physique au Marché de la Poésie ce dimanche. Mais prétendre que je n’y serai pas serait bien abusif : en effet, outre

Un même désir de reconnaissance en avant première aux éditions LansKine en 610,

on y trouvera aussi

Notes sur les noms de la nature et Nouvelles notes sur les noms de la nature aux éditions des Grands Champs en 503,

Mon jeune grand-père et Mon petit DIRELICON aux éditions Lunatique en 302,

et, first but not least, Mémoires des failles aux éditions de l’Attente en 110-114.

Cliquez donc en curieux sur les liens ci-dessus avant votre bataille navale dominicale.



mercredi 18 juin 2025

Un même désir de reconnaissance au Marché de la poésie

Bientôt paraît aux éditions LansKine Un même désir de reconnaissance, que je présenterai en avant-première samedi de 15h à 16h, sur le stand 610 des éditions LansKine, au Marché de la Poésie de Paris, place Saint-Sulpice. C’est un ready-made, qui emprunte sa matière à divers (très divers) ouvrages scientifiques. Bien sûr mon intérêt pour les sciences y est pour quelque chose, mais pour ce livre-ci, c’est surtout mon intérêt pour le langage scientifique, dont la nécessaire rigueur impose au spécialiste un vocabulaire tellement spécifique qu’il tend naturellement à rendre son discours opaque au profane. Plus la tentative d’identification cherche la précision, plus la parole se complexifie, cherchant à rendre compte de la complexité du monde (ou de soi-même). Il m’a suffi d’effacer les sujets à identifier (ne pas savoir de quoi ça parle, tel est l’ultime sujet) pour que ces textes atteignent, au moins à mes yeux, une dimension purement poétique. Cette partie de mon travail en croise une autre, plus souterraine, et graphique, dont on découvrira quelques aspects au cours des pages, et sur la couverture. Je vous lis un extrait :




mardi 17 juin 2025

Pour la MEL (Maison des Écrivains et de la Littérature)

Bonne surprise hier au courrier : le petit recueil édité par le lycée Jean Monnet des textes écrits par les élèves de la seconde 3, écrits au cours d’un atelier d’écriture que j’ai eu le bonheur d’animer. C’était vraiment un excellent moment, pour moi comme pour les élèves et leurs professeures Geneviève Dominois et Aude Chirol, mais ce n’est pas hélas la seule raison pour laquelle Marie Sorbier sur France Culture a invité Geneviève Dominois à revenir sur ce beau moment d’écriture partagée (cliquez donc ici pour écouter le podcast de l’émission) ; la raison principale c’est que la Maison des Écrivains et de la Littérature, la MEL, qui est à l’origine du projet « Par nature, des ateliers littéraires avec le vivant » dans lequel s’inscrit cet atelier, est menacée de disparition ; tout le monde, ici l’Humanité, là le Figaro. Cela fait des années, une quinzaine je crois bien, que je participe à des projets organisés par la MEL, en partenariat avec l’Éducation Nationale. Comme il se trouve que celle-ci est aussi mon employeur historique – elle vient même de me classer « exceptionnel », ça m’a bien fait rire –, je suis bien placé (mieux que beaucoup d’autres) pour savoir à quel point ces projets sont essentiels.



lundi 16 juin 2025

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 75

Que faisait Messerschmied dans les locaux de la maison Brunnen ? Y avait-il été invité ? Était-ce une visite à l’improviste, comme il avait coutume d’en faire ? Était-ce vraiment dans le but de signer le contrat ? N’était-il pas venu là tout simplement, par instinct, comme font les animaux qui se retrouvent au point d’eau ? Que cherchait-il ? Que venait-il faire chez Brunnen ? Un choc violent en pleine tête mit fin à toutes ses supputations, qu’on ne peut que supposer.

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samedi 14 juin 2025

Souvenirs de ma mère, Les Singes rouges, 10

 Choisir quoi écrire



C’était l’année de son départ, à Maurice, pour la Martinique. Tante Charlotte, une cousine de ton père, a raccompagné Maurice à la Martinique. Parce qu’il entrait au lycée, en sixième.


Ton père, mon grand-père, est né en 1876.

Nous traversons le temps, dans la famille.


Ça a sans doute été une mauvaise chose, envoyer Maurice de l’autre côté de la mer, en Martinique. Mais c’est une autre histoire, je ne la connais pas.


Une traversée, ça n’est jamais anodin.


Faut-il qu’il garde ceci ? Quel sens cela a-t-il ?

Comment faire pour savoir ce qui a du sens et ce qui en a moins ? Comment être sûr ? Ce qui n’a apparemment pas de sens maintenant en aura peut-être plus tard.



Ne laisser que la tête



A Cayenne, elle a habité rue Lallouette. En face de la famille Satiné.


C’est elle qui lui raconte, et lui plus tard il écrit.


Raymonde Satiné était sa camarade, mais un jour elle l’a accusée d’avoir cassé son phono. Son père était créole et sa mère chinoise.


C’est dans la maison de la rue Lallouette qu’un jour elle a aperçu un chat qui avait mangé son petit. Il n’en restait plus que la tête.


Il se dit que peut-être ce n’était pas son petit, que peut-être c’était un autre chat. Mais ce qui compte c’est que, à ses yeux d’enfant, c’était son petit.

Et puis qu’est-ce qu’il en sait. C’était peut-être son petit.


Elle a toujours aimé les chats, les chatons.


Il n’en restait plus que la tête.


(Et comme la mort est bien gourmande ces temps-ci, voici qu'elle vient aussi, après mon frère, mon père et ma mère, d'emporter mon beau-père. Dire que nous l'aimions beaucoup serait bien peu dire. Dire est toujours bien peu.)

Souvenirs de mon père, 44 (Arras, 1943)

A la radio, il a constaté que tu avais une très forte pleurésie enkystée. Il t’a dit que normalement, il devrait t’envoyer dans un « prévent ». Le problème, pour lui, c’est qu’à ce moment-là, les préventoriums étaient très mal ravitaillés. Sachant que Tata avait des accointances dans les fermes des environs, il a préféré que tu restes chez elle et qu’elle s’occupe de toi. (En fait, Victorine, l’infirmière devenue plus tard assistante sociale qui vivait avec ta tante avait été adoptée par une fermière, à Cravant, près d’Arras, et elle restait en rapport avec sa mère adoptive. Là, il y avait beaucoup de ravitaillement. Victorine y allait régulièrement et en rapportait de la farine blanche, du lait, du beurre, des œufs… Victorine était une « miraculée » de Lourdes. Miraculée de fait, puisqu’elle a été guérie de plaies – tu ne t’en rappelles plus l’origine – qui ne se guérissaient pas – elle en a d’ailleurs gardée les cicatrices. Du jour au lendemain, à Lourdes, ses plaies se sont refermées spontanément. Mais ils sont très méfiants, à Lourdes, pour déclarer réel un miracle, ils font de longues enquêtes, et le sien n’a pas été considéré comme un miracle officiel. Tata suivait tous les pèlerinages de Lourdes en tant qu’infirmière, c’est comme ça qu’elle a connu Victorine. Ta grand-mère, qui a l’époque vivait encore et Tata ont recueilli Victorine à Arras, parce qu’elle voulait faire ses études en ville. Victorine était donc très redevable à Tata, et par la suite elle s’est bien occupée d’elle jusqu’à sa mort. Tata avait un diplôme d’infirmière de la Croix Rouge mais n’exerçait pas d’emploi permanent. Elle faisait aussi parfois des gardes de malades de nuit.) Comme Tata pouvait avoir du ravitaillement et que le docteur Château le savait, il lui a dit : « Le mieux, c’est que vous le gardiez avec vous et que vous vous en occupiez vous-même ; je suis sûr que là, il sera bien soigné. » De fait, en y repensant, dans l’était où tu étais, tu crois bien que Tata t’a pour ainsi dire sauvé la vie, et que si étais retourné à Paris sans être soigné, tu ne t’en serais pas sorti vivant.

lundi 9 juin 2025

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 74

Les mêmes événements, les même événements toujours, au point qu’ils n’étaient plus qu’une absence d’événements, se reproduisirent. Messerschmied était retourné chez Brunnen ; il avait été accueilli par le même Monsieur Schlehe, identique à lui-même, identique comme l’était encore le contrat, le même contrat, dont Messerschmied encore une fois avait vérifié tous les termes, comme il se doit, avant de le signer. En effet, Messerschmied avait signé le contrat. Messerschmied avait signé le contrat avec les établissements Brunnen. Monsieur Schlehe raccompagnait Messerschmied à sa voiture, qui n’en revenait de voir entre ses mains cette liasse de papier, il n’en croyait pas ses yeux, il vérifiait tout en marchant, mais oui, c’était bien le contrat, c’était bien le contrat signé qu’il tenait à la main, jamais il n’avait connu une telle joie, Monsieur Schlehe lui-même paraissait sur le point d’en pleurer d’émotion : le contrat était enfin signé, il était là, dans la main que Messerschmied levait d’un geste triomphant, la main qui lâcha, la main d’où fut emporté, d’un coup, sans qu’on sût pourquoi ni comment, le contrat, loin, loin, à l’autre bout du monde peut-être.

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samedi 7 juin 2025

Souvenirs de ma mère, Les Singes rouges, 9

 Suivre le carnaval



Ses souvenirs les plus anciens, ils devraient être de Cayenne. Car c’est à Cayenne qu’elle est née.


En voici un.


Une fois, à Cayenne, c’est le carnaval. Tu t’es sauvée, pieds nus, pour suivre le vidé. Le carnaval est une fête dans l’esprit de la petite fille et l’esprit de fête du carnaval a traversé l’océan et les années.


Quand tu dis « le vidé », je ne sais pas bien ce que c’est, mais c’est de la couleur et de la musique que je vois. Que j’entends. Un rythme. Je ne peux pas le reproduire avec des mots.


La petite fille aux pieds nus a suivi la foule jusque dans un dancing et quelqu’un l’a assise sur l’estrade.


Ma mère est une petite fille aux pieds nus.


C’est là, sur l’estrade du dancing, que ton grand frère Maurice t’a trouvée. Tes parents te cherchaient partout.


Hier ils se sont parlé au téléphone. Elle avait regardé une émission sur la Guyane. Il lui a demandé si ça lui avait rappelé des souvenirs. Il avait à l’esprit celui qu’on vient de lire ci-dessus, recopié tel quel dans une première version de ce livre. Oui c’était à la première personne, à la deuxième, aux deux. Ce livre est aussi un livre de souvenirs – un livre de souvenirs qui ne sont pas les siens. Elle lui a répondu que non, ça ne lui rappelait rien. Le carnaval était une fête populaire. Elle cherche les mots. Tous ces gens. Ce peuple. Quelque chose à éviter. Il pense à sa grand-mère. Ses craintes. Bien sûr, quelque chose à éviter.

Il doit y avoir beaucoup d’inquiétude à lire sous la phrase « Tes parents te cherchaient partout ».


Elle était à la fête, la petite fille aux pieds nus. Elle aimait la fête.



Souvenirs de mon père, 43 (Paris, pendant l’Occupation)

Un beau jour, à la DF, tu t’es rendu compte que tu étais vraiment très fatigué. Tu avais du mal à respirer, tu n’avais plus de forces, tu avais de la fièvre. Tu as laissé tomber la grande échelle que tu transportais verticalement d’un coin à l’autre de l’atelier, dans la travée. Si quelqu’un s’était trouvé en dessous à ce moment-là et avait reçu l’échelle sur la tête, il aurait pu être tué. Alors ton chef, Brou, t’a dit qu’il fallait que tu ailles à l’infirmerie, que tu ne pouvais pas rester comme ça. Le médecin du travail, qui était à demeure à la société, était un médecin italien, très collaborateur. Il t’a examiné, ausculté. Tu avais – tu l’as su par la suite – tous les symptômes de la pleurésie. Sa conclusion, ça a été : « Bon, je vois ce que c’est : vous cherchez à tirer au flanc. » Tu n’as même pas été arrêté, et tu as dû continuer à travailler comme ça jusqu’aux vacances. Heureusement, au mois d’août, avec ta mère et ta sœur, vous partiez en vacances à Arras, chez ta tante. Là, Tata t’a fait examiner par le docteur Château, le médecin de famille (un grand catholique qui a eu vingt et un enfants avec la même femme). Il t’a ausculté et il t’a dit tout de suite : « Vous faites une pleurésie. Mais je vais vous passer à la radio pour voir ce qu’il en est. »

jeudi 5 juin 2025

Thomas Pourchayre tente de lutter contre l’infini quadrillage du monde.

Je cherchais depuis des années une porte au milieu de ce mur. C’était un mur de pierre démesuré. Le mur était la cause, à la fois nécessaire et suffisante, pour que j’y cherche une porte. N’était-il pas insensé qu’un mur si grand n’en comporte aucune ? Plus je m’entêtais, plus l’infinie recherche dichotomique me faisait buter sur le mur. Tant ses failles que ses aspérités décuplaient mon amertume de ne rien trouver. Ses zones convexes, ses zones concaves, toutes aussi pétries d’indécision patente narguaient mes espoirs de déloger la porte nécessairement dissimulée quelque part… Au point d’une irritation constamment croissante. Autant dire que la hauteur du mur finissait d’attiser mon dépit en poussée tectonique. Nulle nuance de répit ne venait altérer le vertige et l’obstination que j’éprouvais face à lui. Même quand je prenais le parti de m’éloigner temporairement de sa paroi, de quelques pas ou d’un peu plus… car j’avais ces feintes, ces jeux, parfois : l’obsession de trouver la porte ne me quittait pas.

Les feintes furent parfois plus amples. Mes pas plus éloignés. Mon indifférence affectée envers le mur que je laissais derrière moi plus convaincante. C’est lors d’un de ces moments de distance et de distraction simulée que j’ai découvert une porte étrangement esseulée, debout au milieu d’une prairie. Je garderai à jamais son image première dans les yeux. L’absence jouissive de mur autour. Sans y réfléchir je m’offris à elle et m’évadai pour toujours. À vrai dire, « pour toujours » est une façon de parler. On l’emploie bien trop souvent. Nous verrons ce qu’il advient, car c’était, à bien y réfléchir, mercredi dernier. Et cette absence de mur autour de la porte m’empêche depuis, avec entêtement, de m’éloigner.


Mais voici que Thomas Pourchayre, dans sa tentative de lutte contre l’infini quadrillage du monde, se trouve déjà devant une dix-septième porte – celle recopiée ci-dessus étant la seizième. Il n’est pas au bout de ses peines, il n’est pas au bout de ses portes : il y en a tant encore.

Tentative de lutte contre l’infini quadrillage du monde est paru récemment aux éditions Abstractions.



mercredi 4 juin 2025

Mon classique du mercredi : Si par une nuit d’hiver un voyageur, d’Italo Calvino

Mon classique du mercredi d’aujourd’hui était plutôt mon contemporain d’hier, car je l’ai lu sans doute moins de quatre ans après sa parution en Italie ; ôtons encore deux ans pour la publication française (la traduction est due à Danièle Sallenave et François Wahl) ; en tout cas Calvino, que j’avais découvert au lycée avec le Baron perché, était encore bien vivant. Mais ce livre-ci m’a marqué – je ne suis d’ailleurs pas sûr que ce mot soit bien choisi ; disons plutôt : ce livre-ci, ce livre « si », Si par une nuit d’hiver un voyageur, a fait résonner en moi un écho durable, lequel me fait encore sourire pendant que je vous lis cet extrait – les personnes qui connaissent un peu mon travail comprendront facilement pourquoi.



lundi 2 juin 2025

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 73

Messerschmied était retourné chez Brunnen, comme s’il ne s’était jamais rien passé. D’ailleurs il ne se passait rien, rien d’autre que ce qui devait se passer : Monsieur Schlehe avait guidé Messerschmied jusqu’au salon de réception. Le contrat était là, à disposition de Messerschmied qui avait entrepris de le relire posément, sereinement, même. Seul Monsieur Schlehe trépignait intérieurement d’impatience ; Messerschmied le voyait bien et trouvait cela tout naturel. Les termes du contrat étaient parfaitement conformes à ce qu’attendait Messerschmied ; il n’avait plus qu’à apposer sa signature, et voilà, c’en serait fini : le contrat serait signé. Le contrat serait signé. Messerschmied tourna la tête, regarda à sa gauche. Que vit-il ? Il n’y avait rien là qui eût le moindre rapport avec le contrat. Avec quoi d’ailleurs le contrat pouvait-il avoir un rapport ? On pouvait se le demander. Avec quoi ? À quoi bon ? À quoi bon dès lors signer ce contrat ?

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samedi 31 mai 2025

Souvenirs de ma mère, Les Singes rouges, 8

 Se souvenir d’ailleurs au lieu d’ici



La pièce est sombre, triste. Cette maison l’a toujours été. C’est elle qui donne cette précision. Une précision due à d’autres souvenirs, moins anciens. Quand elle sera « revenue » en Martinique. A cette époque elle ne sait pas vraiment où se trouve cette maison.

Car ce souvenir-là, ce souvenir le plus ancien, c’est un souvenir de Martinique, alors que, étrangement, il date d’une époque où elle ne vivait pas encore en Martinique. Elle ne se l’explique pas. Ou plutôt elle ne se l’explique que d’une seule manière : ses parents étaient déjà revenus en Martinique, avec elle, avant leur retour définitif. Mais de ce voyage ancien elle ne garde aucun autre souvenir.


Son souvenir le plus ancien est le souvenir d’un mort, et c’est aussi celui d’un lieu où elle ne vivait pas. Même si – mais ça elle ne le savait pas encore – c’était une maison des ancêtres.



Souvenirs de mon père, 42 (Paris, pendant l’Occupation)

Un jour, avec Milou, vous avez eu l’idée d’acheter un billet de la Loterie Nationale. Contre toute attente, pour la seule fois de votre vie, vous avez gagné ! Cela représentait à peu près l’équivalent de ton salaire mensuel. C’était tout de même assez intéressant. Ta sœur n’a rien trouvé de mieux que de raconter ça à tout le monde au cours du repas à la cantine. Il a fallu leur payer l’apéritif, ce qui a englouti une bonne partie du gain.

Malheureusement, Milou n’a pas pu conserver sa place de magasinière, à cause de son défaut d’écriture, qui l’empêchait de remplir les fiches correctement. Ils l’ont placée dans un atelier où elle fabriquait des sandows. A sa place, on a embauché une jeune fille, Solange S, avec qui tu as sympathisé tout de suite. Malheureusement, tu as appris qu’elle faisait partie de (le nom t’échappe), un groupe pétainiste et germanophile, ce qui t’a beaucoup déçu. Tu as essayé de la pousser à quitter cette organisation, et tu as appris par la suite qu’en effet elle l’avait quittée. Elle n’était peut-être pas très convaincue. Tu l’as revue plus tard, après la libération d’Arras, au moment où tu es revenu à Paris pour t’engager dans l’aviation. C’est là qu’elle t’a appris qu’elle avait quitté ce groupe, mais elle était devenue (ou avait toujours été) une jeune fille assez légère à tes yeux, et ça ne te plaisait pas non plus. Vos relations n’ont pas duré.

vendredi 30 mai 2025

court toujours (331)

– Pourquoi tu creuses ?

Quelle question ! Pour savoir pourquoi je creuse, bien sûr !



mercredi 28 mai 2025

Mon classique du mercredi : Koubla Khan, de S.T. Coleridge

Je ne peux pas ne pas évoquer la poésie de Coleridge, notamment Le Dit du Vieux Marin et Koubla Khan, que je découvre à la même époque qu’Aloysius Bertrand, au tout début de mes études. Mon anglais ne me permet d’en dire correctement plus que quelques vers sans préparation préalable, aussi l’introduction de Kubla Khan suffira. Le texte m’a tellement marqué qu’à l’époque j’en écris une adaptation en français et en alexandrins. Ce travail a donné lieu beaucoup plus récemment à un essai qui est aussi, à sa manière, un poème et qui est aussi non pas une mais trois traductions, Trois ductions de Koubla Khan, paru dans la version papier de la belle revue Catastrophes, mais qu’on peut encore lire ici, ici et . Ce numéro de Catastrophes avait aussi donné lieu à une soirée de lancement à la Maison de la Poésie de Paris ; l’enregistrement est ici et c’est justement avec Koubla Khan que cela commençait.



mardi 27 mai 2025

Ce que le vague a à dire selon Juice Casaganthe et Fanny Quément

Document 28 : « Le dit du vague : manifeste pour un avachissement de l’élocution », publié sur les internets


Il se dit que le vague a beaucoup à dire et ce que le vague a à dire tient d’abord dans un hiatus.

Vague a à dire. Vagaadir.

Le vague ahane. Le vague éclot dans l’interstice. Là dans le hiatus, dans le remous des voyelles, il étire les voyelles, les entrebâille. Il bâille, bouche grand-ouverte – vague est un ogre. Il dévore les consonnes et parfois même des syllabes entières.

Pour bien l’accueillir il est recommandé de :

se délier la mâchoire

défaire les points d’articulation

parler en dormant

parler cotonneux

parler bête

bouche béer.


Je viens de vous recopier la page 73 de Juice Casaganthe, qui vient de paraître dans la toute nouvelle collection Prose libre des éditions Quartett. Le langage est matière. Fanny Quément décline les sens.



lundi 26 mai 2025

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 72

Assis face à Monsieur Schlehe dans le bureau de réception au mobilier design des établissements Brunnen, Messerschmied bouillait d’impatience. Le contrat, l’assurait Monsieur Schlehe, allait arriver d’un instant à l’autre, « à grande vitesse ». « A grande vitesse », cette expression était ridicule. Mais il fallait que le contrat arrive vite ; qui sait ce qui pourrait arriver dans l’intervalle ? Enfin le contrat arriva, à grande vitesse en effet, vite, tellement vite qu’il était impossible de s’en saisir.

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samedi 24 mai 2025

Souvenirs de ma mère, Les Singes rouges, 7 "Donner une fleur au monsieur mort"

En plein milieu de la nuit à 4h36 ils lui ont téléphoné pour lui dire de ne pas s’inquiéter que sa mère était tombée alors il est sorti à pied et il est allé en plein milieu de la forêt en fait juste à l’orée mais il préfère dire en plein milieu mais contrairement à la dernière fois il n’y avait rien dans la forêt.


En plein milieu de la nuit, à 4h36, ils lui ont téléphoné pour lui dire de ne pas s’inquiéter, que sa mère était tombée, alors il est sorti à pied et il est allé en plein milieu de la forêt, en fait juste à l’orée, mais il préfère dire en plein milieu, mais, contrairement à la dernière fois, il n’y avait rien dans la forêt.



Donner une fleur au monsieur mort



Un jour il lui a demandé de raconter son souvenir le plus ancien. Il attendait un souvenir de Guyane. Il ne s’était pas vraiment posé la question mais forcément ce serait un souvenir de Guyane, puisqu’elle l’avait quittée à sept ans, et qu’il lui avait demandé son souvenir le plus ancien. Il avait envie d’un souvenir de Guyane, parce qu’il savait déjà que ses souvenirs de Guyane étaient beaux, et précieux.

Et là, elle lui a dit, sans pouvoir l’expliquer, que son souvenir le plus ancien était de Martinique.


C’est un souvenir très net, mais très isolé. Elle se souvient de ce qu’on lui a dit, de ce qu’on a dit à la toute petite fille qu’elle était. Il fallait qu’elle cueille une fleur, et qu’elle la mette dans les mains jointes de Monsieur Laudarin. Monsieur Laudarin, elle précise, c’était le mari de Tante Mence. Il pense qu’il faut écrire « Mence » car c’est le diminutif de Clémence. Elle précise encore : Tante Mence, c’était la sœur cadette de sa grand-mère.

Une peau de vache. (Encore une précision.)

Elle rit.

Ce sont des personnes qui ont vécu il y a très longtemps. Qui ont dû naître dans les années 1860, 1850 peut-être. Ce serait facile de vérifier.


Ce livre n’est pas que l’histoire de la traversée d’un océan, non. Ou alors, un océan d’années aussi.


Un océan d’années après, ce souvenir-là est encore vivace : cueillir une fleur et les mettre dans les mains jointes de Monsieur Laudarin. Dans les mains mortes de Monsieur Laudarin.

« Monsieur Laudarin », c’est comme ça qu’on appelle l’homme mort étendu sur le lit. Exposé sur le lit.

Le premier souvenir d’une vie est le souvenir d’un mort.




Souvenirs de mon père, 41 (Paris, pendant l’Occupation)

Chez Ericsson, vous (les jeunes du centre de jeunesse) aviez été embauchés sous contrat à durée déterminée. A la fin du contrat, vous avez été licenciés. Tu as réussi à rester quinze jours de plus que les autres parce que, comme tu avais été détaché de la Todt, on t’avait oublié. Mais on t’a licencié à ton tour.

Pendant ces missions, tu avais sympathisé avec un monteur qui avait un ami nommé Hildever Brou, chef électricien dans une usine, les Etablissements DF, à Montrouge. On y fabriquait du matériel pour les avions : des crics hydrauliques, de l’équipement électrique de bord. (Par ailleurs, on y fabriquait aussi, pour les Français, des vélos-taxis.) Tu es allé à la DF, tu t’es présenté à Brou qui t’a engagé tout de suite, sur la recommandation de son ami. Tu es entré comme électricien d’entretien. Tu suivais toujours les cours des Arts et Métiers en même temps, ce qui fait que, en théorie, tu étais plus avancé que les autres électriciens, mais en théorie seulement. Tu as travaillé là pendant un an.

A la DF, tu as réussi à faire entrer ta sœur Milou ; on lui a donné une place de magasinière.

Ici c’est moi qui rappelle que, à aucun moment, l’idée qu’elle pourrait travailler n’a traversé l’esprit de ta mère – ni de personne dans la famille : ça paraissait juste impensable.

Il n’y avait pas de local prévu pour la cantine. On installait des tables à l’heure du déjeuner et une société extérieure venait livrer les repas. Après manger, très souvent, vous alliez jouer au volley sur un terrain vague juste en face la DF. Maintenant, là, c’est le Boulevard Périphérique. C’était juste à côté de l’église de Montrouge. Chaque fois tu passes sur le Périphérique, tu vois les anciens bâtiments de la DF.

jeudi 22 mai 2025

Faire profession d’insignifiance

Quand j’avais dix ans, ma grand-mère de Martinique est venue vivre quelque temps avec nous. Comme il n’y avait pas beaucoup de place, nous dormions dans la même chambre. J’étais enfant ; elle était déjà âgée. Nous ne nous connaissions pas beaucoup ; elle devait me trouver turbulent. C’est ce que signifiait ce reproche, qu’elle me faisait souvent et dont je ne comprenais pas le sens, que j’étais « insignifiant ». « Insignifiant », je ne savais pas vraiment ce que cela voulait dire ; mais même si je l’avais su, je n’aurais pas compris ma grand-mère. J’aurais sûrement été vexé, mais à tort, car pour elle, « insignifiant » n’avait pas le sens qu’on lui donne en métropole. Pour elle, c’était juste un synonyme de turbulent, ou d’insupportable. C’était un créolisme. C’est ma mère qui me l’a expliqué. Et sans doute, oui, quand je jouais, je devais pouvoir passer pour turbulent, aux yeux d’une personne âgée qui n’avait plus l’habitude des enfants.

Mais c’est pourtant vrai, en réalité, que j’étais insignifiant. Non que je le fusse plus qu’un autre, je n’ai pas non plus cette prétention. Mais si j’essaie de me rappeler le fond de ma pensée d’alors, qui n’a pas tellement changé depuis, il me semble que la conviction de ne rien signifier la résume bien. J’étais là et ça ne signifiait rien. J’étais là comme n’importe quel animal, n’importe quelle plante, n’importe quelle chose dépourvue de vie aussi est là : sans rien signifier. Sauf que j’appartenais déjà, j’appartiens toujours à une espèce dont la seule particularité réside dans un attachement, un attachement absurde évidemment, au sens. À l’homme, tout doit faire signe, à commencer par soi-même. Je suis ceci, je suis cela ; il n’a que ça à la bouche.

C’est sûrement pour ça que je me suis mis à écrire : parce que j’appartenais à une espèce qui se veut signifiante, tout en ayant la conviction profonde de ne rien signifier. Je n’écrivais pas pour dire quelque chose : j’écrivais pour dire rien. Alors même que j’étais encore enfant, les enseignants étaient gênés par le vide de mes rédactions. Mais j’avais quand même de bonnes notes, le plus souvent. Plus tard les éditeurs ont parfois été gênés par le vide de mes livres. Mais bon, il leur est arrivé souvent de les publier quand même. Il y avait sans doute une raison, à ces bonnes notes, à ces publications. Qu’ai-je à dire ? Rien. Je n’ai pas rien à dire : j’ai à dire rien. J’ai rien, à dire. J’ai rien. Je suis insignifiant : c’est ma profession.

































(Autoportrait il y a vingt ans)

mardi 20 mai 2025

Errer dans les débris narratifs avec Pierre Barrault

« – Au fond, mon vieux, je crois qu’il n’y a plus rien à raconter. Nous sommes arrivés après l’histoire, après la structure, après le sens et la progression des choses, après leur développement. (…) On nous a confisqué la durée. (…) C’est terminé. On erre dans les débris narratifs. »


Ainsi parle à Bolusion, qui marche à côté de lui – c’est un livre où l’on passe la plus grande partie de son temps à marcher –, le narrateur de Flouter les pigeons, dont on ne sait pas encore (on n’est qu’à la page 14) qu’il s’appelle, au moins parfois, Artalbur, comme d’ailleurs l’auteur de Flouter les pigeons, lequel s’appelle aussi Artalbur, mais dans le désordre : Barrault (Pierre de son prénom). Car le désordre est partout, et notamment dans l’espace et dans le temps. Nous ne savons pas où nous sommes. Nous ne savons pas quand nous sommes. Artalbur, toutefois, en sait plus que nous : il sait qu’on ne sait ni où ni quand on est. Ce n’est pourtant pas faute de précision : les lieux ont des noms, et les années des numéros. Il n’en manque pas dans Flouter les pigeons :


« Nous étions en avril 2018 au sortir de la gare de Montpellier-Saint-Roch. Nous nous trouvions désormais, moins de cinquante mètres plus loin, après avoir traversé la place Auguste Gibert, en août 2008.

Te sens-tu plus jeune de dix ans ? Demandai-je à Bolusion.

Haha, non, me dit-il, absolument pas.

La rue Girard était en août 2008, la rue de l’Aiguillerie en avril 2018 ainsi que les rues Bocaud et Sainte-Ursule.

Je prenais des notes dans un carnet. »


En effet c’est plus sûr. Le désordre est partout et le sens n’est qu’une illusion, aussi bien que le sens, d’ailleurs. On n’a pas pris la peine de flouter les chiens – en revanche, les pigeons, si. Pourquoi ? Le monde est juste une catastrophe. D’ailleurs c’est le titre d’un précédent Barrault, lequel n’en est plus à son premier méfait. Notre monde est juste une catastrophe. La preuve : Artalbur s’y écrit Barrault.

Flouter les pigeons paraît le 28 mai 2025, à moins qu’il ne soit paru le 7 janvier 2035, ou bien qu’il paraîtra le 29 août 2015, chez Quidam éditeur a priori.