Il
y a une quinzaine d’années, j’ai demandé à mon père de noter
ses souvenirs. Nous avons travaillé à quatre mains. Puisqu’il a
décidé que c’était le moment, j’en posterai un extrait chaque
samedi sur ces Hublots. Voici le début. Le père de mon père, dont
il est question dans ce passage, c’est bien sûr « mon jeune
grand-père », qui a été prisonnier de guerre durant la
Première Guerre Mondiale et dont j’ai recopié la correspondance
dans Mon jeune grand-père, publié aux éditions Lunatique en 2018,
cent ans après la fin de cette correspondance.
Ton
souvenir le plus ancien, c’est la vision fixe de ton père sur son
lit de mort en noir et blanc. Tu es assis sur une chaise, tu balances
tes jambes. C’est dans la grande chambre de la maison de Gretz.
« Tu ne peux pas t’en souvenir, tu étais trop petit quand
elle a brûlé. » « Quand elle a brûlé, je n’étais
pas né. » La maison de Gretz, elle appartenait à Tata.
Elle l’avait achetée pour les vacances. Elle la prêtait aussi à
son frère, pour les vacances. Il y faisait des travaux. Des travaux
épuisants.
Sa
vésicule – il est mort des suites d’une péritonite vésiculaire
– aurait pu être opérée si cela avait été pris à temps. Mais
les médecins le soignaient pour le cœur.
Non,
tes parents ne voulaient plus d’enfants. Ton père avait
trente-quatre ans, Mamie vingt-huit. C’était en 1928. (Ils avaient
déjà deux enfants, fille et garçon.)
Mamie
t’a souvent parlé de ta naissance. Ça s’est fait à domicile,
comme souvent à l’époque, comme pour Milou à Amiens. Toi, tu es
né à Paris, rue de la Convention.
Tu
as failli mourir. Tu as fait une hémorragie interne pendant quinze
jours. On te nourrissait avec de l’eau sucrée. C’était la faute
du médecin, d’après Mamie ; parce qu’il t’avait soulevé
par le cordon ombilical. Il passait te voir tous les jours. Tu étais
soigné par une infirmière à domicile à laquelle il demandait,
chaque fois qu’il arrivait : « Il n’est pas encore
mort ? » Et Mamie, couchée dans son lit, entendait ça.
Contre
toute attente, tu n’es pas mort. L’hémorragie a cessé. Le
docteur a fini par dire : « On pourrait peut-être le
donner à sa mère pour qu’elle l’allaite. » Tu as
ressuscité en peu de temps.
Mamie
te racontait souvent cette histoire.
Plus
tard, à chaque fois que ce médecin te voyait, il disait :
« Ah ! C’est lui, mon fils ! » Il t’avait,
à l’entendre, sauvé la vie. Cela te mettait hors de toi. Tu t’en
souviens bien. Mystérieusement, Mamie l’avait gardé comme
médecin ; même après qu’il eut soigné ton père pour le
cœur alors qu’il mourait d’une péritonite vésiculaire.