Les
lecteurs savent-ils que, sur les livres d’occasion, les auteurs
ne touchent rien ? RIEN. En quatre lettres. Les droits d’auteur
ont disparu. On dit savamment qu’il y a « épuisement du droit
» parce que l’occasion procède de la revente d’un livre neuf
qui, lui, a déjà généré des droits. Passons sur le fait
qu’une œuvre de l’esprit, votre création, puisse continuer à
générer des gains pour des revendeurs alors qu’elle n’en
produit plus pour vous, le créateur. C’est un débat juridique
qui dépasse le cadre de ma réflexion. Observons plutôt
l’évolution récente d’un marché en pleine expansion et en
pleine métamorphose.
Elle
est alarmante. Une étude publiée en 2024 par le ministère de la
Culture a montré qu’en 2022 un livre sur cinq était acheté
d’occasion, que le chiffre d’affaires des revendeurs de livres
d’occasion s’élevait à 350 millions d’euros (10 % du
chiffres d’affaires du livre neuf) et qu’il connaît une
croissance exponentielle (+49 % en cinq ans). Ce marché s’est
par ailleurs profondément recomposé : il se concentre désormais
autour de puissantes plates-formes, généralistes ou spécialisées
(Amazon, Momox, Rakuten-Price minister, Ebay), au détriment de la
revente entre particuliers et du réseau des bouquinistes, qui,
lui, est en voie de disparition.
Ces
plates-formes, rappelons-le, ne participent pas à l’économie
de la création. Mais manifestement elles profitent de celle-ci,
et de plus en plus. D’ailleurs, sur la plupart d’entre elles,
le livre n’est qu’un produit d’appel : on vous propose par
exemple un ouvrage d’occasion à 1 euro en vous facturant une
prestation (ouvrage + frais de livraison) à 4 ou 5 euros. La
marge bénéficiaire est donc principalement réalisée sur la
refacturation de services de livraison à domicile ou en points de
retrait, dont les tarifs sont préalablement négociés « en gros
» au tarif le plus faible auprès d'entreprises spécialisées.
Par
ailleurs, dans la chaîne du livre, il n’y a aucune chronologie
des médias. Quand un livre neuf paraît, quelques semaines, voire
quelques jours plus tard, il est disponible à des prix dérisoires
sur des plates-formes de revente. Étant donné que celles-ci
proposent livres neufs et livres d’occasion sur une même page,
en accompagnant ces derniers de la mention « Comme neuf », on
imagine bien que le choix des acheteurs va spontanément vers le «
meilleur marché ».
Dans
le contexte général de précarisation des auteurs et d’une
sur-publication alimentée par les grands groupes éditoriaux dont
le modèle économique repose sur la circulation intensive des
flux de nouveautés, les évolutions récentes du marché de
l’occasion renvoient les auteurs, au-delà de l’épuisement de
leurs droits, à leur épuisement tout court, confrontés qu’ils
sont à des conditions de rémunération de plus en plus dures.
L’idée de mettre à contribution des entreprises qui prospèrent
sur une économie du livre qu’elles fragilisent, semble
aujourd’hui indispensable. Tel est le sens de l'amendement qui
vient d'être déposé par les députées Violette Spillebout,
Aurore Bergé et neuf autres de leurs collègues parlementaires à
l'occasion de l'examen du projet de loi de finances pour 2025.
Deux
arguments sont parfois opposés à cette proposition. Le premier
(populiste) est de dire que « taxer » l’occasion pénalisera
ceux qui disposent de faibles revenus, notamment les plus jeunes.
Or l’étude de 2024 montre que les trois-quarts des acheteurs de
livres d’occasion ont entre 35 et 65 ans et que, parmi eux, les
hauts revenus (les « CSP+ ») sont sur-représentés. Le second
argument (écologique) avance le fait que la revente d’occasion,
supposée vertueuse, permettrait au livre de vivre plus longtemps,
éviterait le pilon et un gaspillage de papier. C’est s’aveugler
sur le fonctionnement réel des circuits de distribution des
grands opérateurs de l’occasion et leur impact en termes de
développement durable : les livres d'occasion sont acheminés
vers des plates-formes de tri, qui les réexpédient à l'unité
au domicile de leurs clients, multipliant ainsi le transport
routier et les opérations d'emballage. Comment ne pas supposer
que le bilan carbone de ces grandes plates-formes est donc
beaucoup plus dégradé que celui du réseau de distribution du
livre neuf en librairies ?
En
prenant prétexte de l’un et/ou l’autre de ces
pseudo-arguments, on peut choisir de ne rien faire. Pour nous
auteurs, il est urgent d’agir, de fixer des règles parce que,
dans cette affaire, il est question de notre survie en tant
qu’acteurs indispensables de la création et de la diversité
éditoriale, qui est l’une des fiertés de notre modèle
culturel. Au printemps dernier, la ministre de la Culture a
exprimé des réserves quant à l’idée de mettre à
contribution les acteurs de la revente des livres d’occasion.
Nous espérons que, forts du soutien d’une majorité d’élus,
nous la convaincrons du bien-fondé d’une « contribution » des
plus gros acteurs de ce marché au financement de la création, et
de ses vertus redistributives pour compenser le préjudice
économique que nous, auteurs de livres, subissons et risquons de
subir de plus en plus violemment, ainsi que nos éditeurs.
Christophe
HARDY, président de la SGDL
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