« Mange
ta soupe ! » dit la mère, ou parfois le père, mais plus souvent la
mère, comme dans toutes les questions
de vie et de mort. Et l’enfant rechigne. Bouche cousue. Pas une
cuillérée n’y entrera, pas un mot n’en sortira. « Regarde ton frère (ou
ta sœur, ou ton père pour l’enfant unique, ou ton
chien pour l’orphelin), regarde comme il la mange avec plaisir, la
bonne soupe. » La bouche est close, pas un mot n’en sortira, car les
mots sont déjà là pour défendre la cause de
l’enfant : manger sa soupe, non, vraiment, il y a quelque
chose qui ne va pas. C’est contre-nature. La soupe, c’est liquide, et un
liquide, on le boit. Inutile d’agiter la cuiller,
argumentatif ustensile, pour tenter de faire croire le contraire :
le chocolat du matin, maman le fait tellement chaud, justement, qu’on
préfère le boire à la cuiller. Le boire à la
cuiller. Alors pourquoi irait-on manger de la soupe ? Vous
croyez sérieusement que vous la mangez, vous, la soupe ? Non, la soupe,
ça ne se mange pas. Et ça ne se discute pas
non plus.
Ça
ne se mange plus, plutôt. Car ça s’est mangé. Autrefois, tout enfant
vous le dira pourvu que parveniez à lui faire desserrer
les lèvres, les gens mangeaient la soupe. Car la soupe, c’est – ou
du moins c’était – du pain qui trempait dans le bouillon. Pas de la
baguette parisienne fraîche du jour, non ; du pain bien
rassis ramolli par le bouillon. C’était ça, la soupe, et ça se mangeait, puisque c’était un aliment solide. Un aliment tellement solide quand il s’appelait encore pain (ou
plutôt quand il ne s’appelait plus pain depuis longtemps
tant il était dur) qu’il fallait le tremper pour qu’il redevienne
comestible sous une forme et une consistance qui ne méritait
plus le nom de pain, et qu’on appelait soupe parce
qu’il lui fallait bien un nom, à cette chose redevenue mangeable. Et
comme on n’avait pas grand-chose à manger, on était bien
content de la manger.
Et
puis, comme le pain est devenu de plus en plus frais, il a déserté le
bouillon, qui ne lui était plus nécessaire. La soupe a
déserté la soupe. Mais son nom est resté, lui. Le nom de la soupe
est resté à tremper dans la soupe, fantôme de cette soupe d’autrefois
qu’on ne mange plus. Où est-elle, la soupe, maman, dans la
soupe que tu me donnes ? Comment veux-tu que je la mange alors qu’il
n’y a pas de soupe dans cette assiette ? Ce que tu appelles de la soupe
n’en est pas. Ce que tu appelles de la
soupe, c’est tout juste ce qui reste de la soupe quand on a déjà
mangé la soupe. Pourquoi donc me demandes-tu de manger une soupe qui
l’est déjà ? Pourquoi me demandes-tu de manger ma soupe
alors que tu ne manges pas la tienne, puisque ce que tu prétends
manger et ingurgites à la cuiller, c’est très exactement de la
non-soupe ? C’est, dans l’ensemble des éléments contenus par
les limites de ton assiette creuse, la partie strictement
complémentaire de la soupe – et d’une soupe que nos ancêtres ont déjà
mangée, il y a bien longtemps, puisqu’il n’en reste rien.
Je me demande si tu es prête à entendre ces explications. L’expressivité singulière de tes arguments – pour grandir, pour
devenir fort comme papa… hein mon trésor…elle est pas bonne la soussoupe ? – tend à me faire penser le contraire. Alors je préfère garder la bouche close. Rien ne passera, ni dans un
sens, ni dans l’autre.