L’attente de la réponse de POL est trop longue (je ne sais pas
encore que les éditeurs ont des pratiques différentes) ; au
bout de neuf mois, je lui envoie aussi Chroniques imaginaires de
la mort vive. C’est une maladresse, je ne m’en rendrai compte
qu’a posteriori. Chroniques est trop loin des goûts qui
apparaissent quand on connaît un peu le catalogue POL (mais à
l’époque je ne le connais pour ainsi dire pas) pour séduire
d’emblée l’éditeur. Par temps clair avait peut-être
encore ses chances, je ne sais pas ; s’il les avait, il les
perd. Le refus vaut pour les deux manuscrits ; il est aimable,
argumenté ; l’éditeur reste trop extérieur au texte, il ne
saurait bien se l’approprier, il n’y a rien d’autre à dire. Je
l’adresse – autre bourde – à Christian Bourgois, qui me
transmet avec beaucoup d’honnêteté le rapport qu’en a fait l’un
des lecteurs de la maison. Il n’a pas été intéressé du tout. Je
ne me rappelle plus vraiment les arguments, je me souviens juste que
je les trouve parfaitement recevables. Ça me fait penser à l’effet
que produisaient mes copies sur les professeurs, depuis le collège
jusqu’à l’université : tantôt un enthousiasme affirmé,
tantôt un ennui dubitatif. Clairement, ce que j’écris n’est pas
fait pour plaire à tout le monde. Il faut que je trouve à qui ça
plaît. Ça n’est pas évident. C’est presque une enquête. Comme
j’ai un peu mal à Par temps clair, à force de refus, je
pense de plus en plus à essayer de publier plutôt Chroniques
imaginaires de la mort vive.
samedi 29 février 2020
jeudi 27 février 2020
Écrire et publier ou pas (18) (septembre 2002 – mars 2003)
Entre le 15 septembre 2002 et le 18 mars 2003, aucune note dans le
vieux Carnet vert. C’est tout à fait inhabituel. Je recopie la
note du 15 septembre.
« Dimanche
15 septembre 2002
Ce
qui relie tous mes textes : une variation sur le thème (ou la
forme) de la personne, et de la finitude.
Débuts
possibles de Centrifuge (le 7 septembre) et de Liquide
(le 10). »
Par
temps clair est inspiré par la théorie de l’évolution, et
plus largement par la biologie. J’ai besoin de passer à la
physique – même si j’y suis beaucoup plus ignorant. Centrifuge
n’ira pas plus loin. Liquide deviendra Liquide. Je me
souvenais que tout avait été resserré dans le temps (je parle de
l’écriture), entre 2001 et 2003. Mais à ce point, quand même
pas. Et si je recopie la note du 18 mars, c’est pire. (Bien sûr
que je la recopie, la facilité a sa place ici. Et puis ça dit
clairement à quoi je passe mon temps.)
« Mardi
18 mars 2003
Ma
recherche autour de la personne m’amène à la supprimer :
Liquide est ce roman à la personne zéro, qui n’en reste
pas moins au point de vue interne de ce personnage sans personne. Il
me faut justifier cette absence de personne grammaticale : elle
ne peut tenir qu’à l’inconsistance de l’être, à son état
liquide, enclin à prendre la forme du récipient dans lequel il se
coule. L’inconsistance, ou l’inconséquence – presque la
non-existence ; n’est-ce pas ce qui nous définit le mieux ?
Monsieur
le Comte au pied de la lettre a été entamé le 14 novembre,
Seul à voir le 21 décembre. »
Je
commence enfin à savoir ce que je fais quand j’écris, à relire
ce que je dis de Liquide.
Liquide
paraîtra en 2009, trois ans après Par temps clair, un an
avant Monsieur Le Comte au pied de la lettre (la majuscule à
Le n’était pas encore décidée, visiblement). Seul à
voir paraîtra, j’espère. Tout ce temps.
Tout
ce temps. Entre le 1er janvier et le 31 décembre 2002, j’ai fini
Par temps clair, j’ai écrit Chroniques imaginaires de la
mort vive, j’ai écrit quelques passages de Mémoires des
failles (dont je n’ai pas encore le titre), j’ai commencé
Liquide, j’ai commencé Monsieur Le Comte au pied de la
lettre – ces cinq-là sont aujourd’hui publiés. J’ai écrit
aussi Non sec – là il n’est plus question de publication
mais c’était bien aussi de l’écrire, je lui dois sans aucun
doute Monsieur Le Comte – et j’ai commencé Seul à
voir, auquel je crois toujours.
Voilà
ce que ça m’a fait, que le Seuil publie Une Affaire de
regard. Et qu’il refuse Par temps clair. Publier, ne pas
publier : deux moteurs. Écrire restera ma seule réaction.
mardi 25 février 2020
Écrire et publier ou pas (17) (printemps-été 2002)
Qu’est-ce que ça fait à mon écriture ? Car être publié,
et ne plus l’être, ça n’est pas anodin comme ça devrait
l’être. Pourquoi écris-je ce récit étrange, Chroniques
imaginaires de la mort vive ? Une histoire de mort et de
mystère, un récit d’atmosphère, dans une langue loin, très loin
d’Une affaire de regard, et sans humour aussi, pas une once,
délibérément ? J’ai été catalogué : écriture
blanche (comme le sont les auteurs des éditions de Minuit), humour à
froid… L’étiquette me gratte avant même la déconvenue de Par
temps clair, encore plus après peut-être ; plus ou moins
consciemment je fais tout pour l’arracher. L’humour n’est pas
obligatoire. Rien n’est obligatoire. Il y a toujours un autre
chemin. Bien sûr j’aime faire rire mais l’humour chez moi n’est
que consécutif à autre chose, et j’aime faire rire comme faire
pleurer, ou intriguer, ou faire peur, ou exciter, simplement parce
que je le fais avec des mots, c’est fou ce qu’on fait avec des
mots quand même. J’écris, comme s’il n’y avait que ça. Le 12
juillet, Chroniques est terminé. Quoi faire ? Ce n’est
pas la bonne saison pour envoyer un manuscrit. Alors le lendemain ou
le surlendemain je me lance dans autre chose, toujours autre chose,
loin loin de ce que je viens de terminer, comme Chroniques est
loin de Par temps clair.
Une bouffonnerie azimutée que j’intitule Non sec, titre
inspiré d’un post-it que j’ai vu collé sur des manuscrits
refusés sans commentaires. Fin août, il est fini aussi. D’accord,
ce ne sont pas des textes très longs. Sous sa forme livresque,
Chroniques ne dépassera pas 110 pages. Non sec aurait
été du même format. J’ai l’impression de faire du vélo en
pente. C’est la vitesse qui fait mon équilibre. Si je m’arrête,
je ne sais pas ce qui va m’arriver.
lundi 24 février 2020
Écrire et publier ou pas (16) (printemps 2002)
Bertrand Visage est déçu aussi. Pour lui, Par temps clair
mérite la publication. Il m’engage à le proposer ailleurs. Mais
comment fait-on pour être publié ? Je n’en ai aucune idée :
je n’ai jamais eu à me donner du mal pour chercher un éditeur et
je ne connais personne dans le milieu. Il faut préciser que pour Une
affaire de regard je n’ai pas fait la moindre apparition, même
pas en librairie. Je n’y connais toujours rien, guère plus qu’un
an avant, quand le Seuil avait accepté mon manuscrit. Je demande son
avis à Bertrand Visage. Il me conseille de proposer mon texte à
Paul Otchakovsky-Laurens (POL) et à Jean-Marie Laclavetine, chez
Gallimard. Je l’envoie aussi à Irène Lindon, chez Minuit.
Ailleurs ? J’avoue que je me souviens plus, je n’ai pas noté
tout ça, ça ne m’intéresse pas vraiment. Si, je me souviens
juste que je l’ai aussi envoyé chez Verticales, qui à l’époque
appartient au Seuil. Je ne crois pas l’avoir envoyé à l’Olivier.
Bref.
Pendant
ce temps je continue à écrire Chroniques imaginaires de la mort
vive. Je me rappelle que l’ambition première (mais alors toute
première, hein, elle n’a pas fait long feu), c’était d’écrire
un récit pour la jeunesse. Je voulais du sang, aussi. C’était
l’humeur du moment. J’écris aussi de plus en plus de fictions
oniriques. J’appelle ça Affleurements, depuis 1999, si j’en
crois le carnet vert.
La
lettre-type des éditions de Minuit ne se fait pas attendre. Jamais
cette maison ne m’a répondu autrement que par une lettre-type (je
ferai encore une tentative par la suite). Je reçois aussi un autre
refus de Gallimard, mais argumenté celui-là, et signé par
Laclavetine. J’en retiens surtout que Par temps clair lui
paraît « inspiré » d’Un homme qui dort, de
Perec, que je n’ai pas lu (que je n’ai toujours pas lu,
d’ailleurs ; on a plusieurs fois rapproché certains de mes
livres de ceux de Perec, c’est peut-être pour ça que je ne le lis
pas pour le moment). Cela dit, à part l’emploi de la deuxième
personne, qui n’est plus vraiment une nouveauté au vingt-et-unième
siècle (d’ailleurs j’écris aussi Chroniques à la
deuxième personne), je ne suis pas certain qu’il y ait une vraie
parenté. Pas de nouvelles de POL. J’ose un appel, on me répond
qu’il l’a lu une première fois, qu’il le garde sous le coude.
dimanche 23 février 2020
Écrire et publier ou pas (15) (mars 2002)
Par temps clair est plus abouti qu’Une affaire de regard,
c’est aussi l’avis de Bertrand Visage. Il précise même que,
s’il avait su que j’étais capable de ça, il m’aurait
probablement demandé des retouches à Une affaire de regard.
Je me rends bien compte a posteriori d’une des difficultés du
métier d’éditeur dont on ne parle pas tellement. Un auteur, qui
n’a pas encore publié, on le découvre par un texte ; et on
s’en fait une idée à partir de ce seul texte. C’est forcément
très réducteur. Par temps clair est plus abouti, mais il est
aussi plus « autarcique ». Ce n’est pas un point
positif, même si je ne peux m’empêcher de penser à l’idéal
flaubertien d’un « livre sans attache extérieure qui se
tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la
Terre sans être soutenue se tient en l’air » (j’ai
beaucoup pensé à Flaubert en écrivant Une affaire de regard).
La suite le confirmera. Alors que d’habitude au Seuil il suffit
d’un comité de lecture pour accepter ou refuser un manuscrit, Par
temps clair en nécessitera trois. Bertrand Visage veut le faire
passer, mais pas contre l’avis du comité de lecture. La première
impression étant plutôt réservée, il sollicite Olivier Cohen,
dont l’avis aussi est positif ; on est près de la publication
mais il y a encore une hésitation ; un troisième comité
devrait entériner la publication. Claude Cherki, qui est alors le
PDG du Seuil et qui d’habitude ne lit aucun manuscrit veut savoir
de quoi il retourne ; à l’issue du troisième comité de
lecture ce sera non. Deux ans plus tard il donnera sa démission avec
un procès sur le dos après avoir participé dans des conditions
discutables à la vente du Seuil à la Martinière ; ça me fera
une belle jambe.
samedi 22 février 2020
Écrire et publier ou pas (14) (janvier-février 2002)
La publication, ça te change un peu. Tu veux y revenir. Édition =
addiction. Heureusement, enfin, peut-être pas, celle de l’écriture
est encore bien plus forte ; ça fait déjà plus de vingt-cinq
ans que j’écris tous les jours. Et Par temps clair, c’est
tous les jours. Je ne laisse plus traîner comme je le faisais avant.
Et comme je ne veux pas avoir à tout retaper à l’ordinateur à la
fin, j’écris encore à la main mais je recopie aussitôt à
l’ordinateur, avant de me coucher. Je n’ose pas encore écrire
directement – j’y viendrai très vite. Je note le début et la
fin de chaque passage sur le Carnet vert, pour plus tard (pour
aujourd’hui, par exemple). J’ai aussi un fichier à idées, sur
l’ordinateur. Il y a des parentés avec Une affaire de regard,
notamment l’inflation de la pensée, qui va plus loin encore. En
revanche le personnage est un quadragénaire. Je me souviens que dans
mon esprit, un quadragénaire, c’est un type nettement plus vieux
que moi. La durée de l’histoire aussi est resserrée : neuf
mois pour Une affaire de regard, une semaine seulement pour
Par temps clair. Surtout, le passage à la deuxième
personne : c’est l’histoire d’un homme qui ne se reconnaît
pas, et qui s’entend se parler. Je conjugue à l’envers :
troisième personne pour Une affaire de regard, deuxième pour
Par temps clair et… regarde là, cette note dans mon Carnet vert, à
la date du 13 janvier 2002 : « Pour Liquide, qui
serait écrit à la personne zéro... » Liquide, déjà !
Alors que Par temps clair n’est même pas terminé.
Mais
il l’est presque : le 31 janvier, il est en lecture au Seuil.
A ce moment-là, j’ai la conviction, acquise au fil de l’écriture,
que c’est ce que j’ai fait de mieux. Le 17 février, alors que je
n’ai pas encore la réponse pour Par temps clair, je
commence, directement à l’ordinateur, non, pas Liquide :
Souvenirs imaginaires de la mort vive qui, quatre jours plus
tard, devient Chroniques imaginaires de la mort vive.
vendredi 21 février 2020
Écrire et publier ou pas (13) (août à décembre 2001)
Je regarde un peu dans mon vieux Carnet vert pour me souvenir. En
réalité, pendant toute cette rentrée de la sortie d’Une
affaire de regard, je ne mollis pas. J’écris comme jamais,
plus que je ne l’ai jamais fait jusque-là – ce qui n’est pas
peu dire. J’écris Par temps clair, surtout ; j’écris
aussi des textes brefs qui viendront nourrir Mémoires des
failles. Mais avant ça, avant la sortie d’Une affaire de
regard, je finis le 13 août 2001 la version remaniée de
Croissance. J’ai définitivement assumé son caractère
autoréférentiel en m’en faisant l’éditeur, au sens qu’on
donnait à ce terme à l’époque classique. C’est devenu plus
clairement encore le livre en train de s’écrire que je voulais, on
y voit le roman, sur les dix ans de son écriture, en train de faire
d’un jeune garçon de treize ans son auteur, un auteur, en même
temps qu’il se fait lui-même, le livre, et son auteur qui n’est
rien d’autre que l’œuvre de son œuvre ; voilà, c’est ça
que je voulais. Je le tiens. En octobre, les articles sur Une
affaire de regard ont déjà commencé à s’espacer ;
je fais lire Croissance à Bertrand Visage. Je ne me le dis
pas aussi clairement mais en réalité, c’est pour ça que j’ai
écrit Une affaire de regard, pour qu’il soit publié et
pour pouvoir publier Croissance. Et pour pouvoir publier ce
que je veux ensuite. Il me dit que c’est très intéressant, il a
sans doute d’autres mots, peut-être même plus élogieux mais je
ne me souviens plus bien ; c’est très intéressant mais à
titre personnel seulement, selon lui c’est strictement impubliable.
Il me déconseille même de le proposer ailleurs. Encore maintenant,
je suis incapable de dire si cela a un rapport avec la clause de
préférence qui me lie au Seuil pour mes livres suivants. Mais je le
crois, il est éditeur. A posteriori – on ne peut pas rester
toujours strictement chronologique –, a posteriori je me rends bien
compte à quel point ce texte, dans le contexte éditorial actuel,
est difficile à publier. Est-ce à dire qu’il est
« impubliable » ? C’est la raison pour laquelle
ce devrait être les maisons les plus solides, financièrement
parlant, qui devraient, de temps en temps, prendre ces risques. Mais
ce n’est pour ainsi dire jamais le cas. Alors je me concentre sur
Par temps clair. J’y crois, à ce roman. Comment on se
retrouve à ne plus être du tout celui qu’on a été. Un truc
vraiment darwinien. J’y crois de plus en plus.
jeudi 20 février 2020
j’ai effacé le début de cette phrase
Aujourd’hui j’ai reçu un petit livre, qui ne m’aide en rien à
affronter une personne cruelle
Il
y a une description méticuleuse d’un homme en train de plonger
dans une piscine, d’une femme qui fabrique ses masques de beauté,
ils n’habitent nulle part
Deux
sœurs vivent l’une pour l’autre, on se fiche de savoir où
Ensuite,
la photographie d’une plage qui vient servir de décor symbolique,
peut-être le Havre ou Dunkerque
Certaines
femmes se crispent à l’idée de tenir un journal intime
Il
y aura toujours quelqu’un pour le lire un jour, lui donner une
apparence provocante
Les
deux sœurs ont décidé de retirer leur vernis à ongle avec du
dissolvant, j’ai effacé le début de cette phrase à cause d’une
répétition malvenue
Pour
moi, la soirée se résume à essayer d’être moi-même, dans une
jubilation intérieure, cette histoire de sœurs n’est qu’une
diversion
Rien
ne se passe comme prévu, j’ignore ce qui s’est produit au cours
du voyage, la musique et la lumière s’éteignaient ponctuellement,
on me disait qu’il fallait être « cool », pourtant
j’étais la seule à danser dans cette fête
Il
se passe plusieurs mois avant que je me remémore les grandes lignes
du quotidien entre moi et mon âme jumelle, c’est une source
intarissable de tristesse
Les
deux sœurs doivent ressentir elles aussi des vagues de nostalgie
Sandra
Moussempès, Cinéma de l’affect, éditions de
l’Attente, 2020, p. 34-35
Écrire et publier ou pas (12) (fin d’été automne 2001)
Et puis fin août (puisque la rentrée littéraire de septembre
commence fin août) le livre paraît. A la rentrée littéraire, il y
a une attention particulière portée aux premiers romans. Le Seuil
n’en avait qu’un à proposer ; Une affaire de regard
sera l’autre. Le premier premier roman de la rentrée, c’est
Putain, de Nelly Arcan. Je la vois invitée à l’émission
Durand la nuit de Guillaume Durand, ce présentateur qui
ponctue ses propos par « N’oublions que nous sommes dans une
émission littéraire. » Il est évident que le potentiel
commercial d’Une affaire de regard est inférieur, et que
son auteur aurait été nettement moins télégénique. Pourtant le
roman obtient quand même un accueil favorable de la presse. Une page
dans les Inrockuptibles, notamment, qui ignoreront par la
suite tout ce que mes éditeurs suivants pourront leur envoyer. Parmi
tous les journalistes qui se sont intéressés à mon premier roman,
deux seulement continueront à suivre mon travail chez d’autres
éditeurs que le Seuil (pourquoi ne pas les nommer ? Alain
Nicolas, de l’Humanité, et Isabelle Rüf, du quotidien
suisse le Temps). Ça dit quelque chose du travail de la
presse. Bien sûr je ne me souviens pas de tous ces articles, mais
j’en garde une impression générale qui fait contraste avec ceux
que j’ai eus depuis, chez d’autres éditeurs : j’ai du mal
à reconnaître mon roman. Un auteur renommé (a-t-il déjà ou
aura-t-il bientôt le Goncourt ? je ne sais plus) écrit à son
propos un article très élogieux et tout à fait hors sujet, à se
demander s’il l’a lu. J’ai l’impression très étrange qu’on
me prend pour un auteur branché. Et puis les articles s’espacent,
je reçois encore une invitation à devenir membre d’un club
littéraire parisien, j’ai vraiment oublié le nom de la dame qui
l’organise, il paraît qu’on a le droit d’y fumer ;
Nicolas Rey (il a dix ans de moins que moi à l’époque, bien sûr
comme c’était il y a vingt ans c’est logique qu’aujourd’hui
ce soit moi qui en aie dix de moins que lui) en est la coqueluche ;
je crains la contagion, je me garde bien de répondre. L’automne se
termine, les dernières feuilles tombent ; un peu hébété je
comprends qu’il est temps de passer à autre chose.
mercredi 19 février 2020
Écrire et publier ou pas (11) (printemps été 2001)
Le Seuil m’envoie une photographe à domicile. Les photos pourront
servir pour la presse, et pour la quatrième de couverture. Elles
serviront aussi pour le bandeau. J’emploie le pluriel parce que je
crois qu’il y en a deux qui ont servi, alors qu’on y a passé
tout une après-midi. Dans le parc de Rambouillet, notamment. On a
beau être au mois de mai, il fait un froid de canard. Non mais il
neige, carrément ! Est-ce pour ça que je ressemble tellement à
Gérard Jugnot ?
Ça
y est, le livre est imprimé. Ça doit faire quelque chose, d’avoir
son livre imprimé entre les mains. Je ne m’en souviens pas. Je
crois que ça m’a juste fait m’étonner de ne pas ressentir
grand-chose. C’est juste un objet, il n’est même pas encore en
librairie.
Je
suis convié à venir dédicacer les exemplaires envoyés en service
de presse. Les SP, quoi. Ça ne se passe pas au 27 rue Jacob mais
dans un autre immeuble un peu plus loin, dans une pièce au sous-sol.
Les auteurs de la rentrée littéraire, ceux qui sont dans la région
en tout cas, ont devant eux des piles énormes à dédicacer. J’ai
la mienne. On doit être six ou sept, sur onze. Je me souviens d’une
femme venue avec son lézard sur l’épaule, un gros lézard
exotique. J’ai la liste des noms des dédicataires. Pour la
plupart, je ne les connais pas. C’est un peu étrange, de dédicacer
des bouquins à des gens qu’on ne connaît pas, qui ne sont pas là,
et qui pour la plupart n’ouvriront même pas le livre. Mais ça se
fait. C’est bizarre aussi de dédicacer un bouquin à Bernard
Pivot. C’est encore plus bizarre d’en dédicacer à Alain
Robbe-Grillet. Bien sûr à cette époque il est toujours vivant,
mais si je lui en dédicaçais un maintenant, je ne pense pas que ça
me paraîtrait plus bizarre. Je mets la même chose à tout le monde.
C’est Bertrand Visage qui me dit quoi mettre, et où l’écrire ;
je ne sais pas dédicacer. J’abats la besogne, je finis le premier.
En
juin, je crois que c’est en juin, il y a un cocktail organisé sur
une péniche ; quelque part vers Bercy. On y va en taxi, depuis
le Seuil, avec Bertrand Visage et Régine Detambel, dont le roman
paraît aussi à la rentrée. Des libraires importants ont été
invités, venus de toute la France. De tous les noms de personnes
qu’on me présente, je n’en retiens aucun. Je ne sais pas trop ce
que je fais là, sauf qu’à un moment chaque auteur est amené à
parler de son livre. Mais comment fait-on pour parler de son livre à
des gens qui ne l’ont pas lu ? Quand les gens l’ont lu,
c’est facile. C’est même agréable, même s’ils ne l’ont pas
aimé. Mais quand ils ne l’ont pas lu, et qu’il faut leur donner
l’envie de le vendre ? Face à eux, je réponds aux questions
de mon éditeur d’une voix monocorde que je ne reconnais pas, qui
n’est pas la mienne lorsque je parle en public, encore maintenant.
C’est idiot, mais la timidité de l’auteur est un handicap. C’est
idiot parce que c’est le livre, qu’il faut vendre, pas l’auteur.
Oui mais non. On vend les deux. C’est comme ça. Le repas est bon,
la promenade est belle. Je m’échappe un moment dans les jardins de
Bercy.
L’été,
il ne se passe rien. J’ai acheté un téléphone portable, quand
même. (J’ai oublié de dire que le fichier de texte pour mon
roman, je l’ai envoyé sur disquette !) A Concarneau, je
reçois un appel de « mon » attachée de presse. Pour une
enquête du Figaro, il faudrait que je nomme deux ou trois de mes
auteurs contemporains préférés. Voilà ce que c’est de ne plus
lire depuis presque dix ans. Heureusement Julien Gracq n’est pas
mort. Et je cite Edmond Baudouin, aussi. Bien sûr c’est un auteur
de BD, et alors ? Il est vraiment vivant.
lundi 17 février 2020
Écrire et publier ou pas (10) (printemps 2001)
Savoir qu’on va être publié, ça fait quelque chose. Ça fait
écrire, notamment. Ou écrire autrement. Je consulte le Carnet vert.
Le 3 avril, Hors est donc accepté par les éditions du Seuil.
Le 14, je projette d’arrêter l’écriture de Se voir se voir,
qui rétrospectivement n’avait de sens que hors de toute
publication, et d’arrêter aussi Par temps clair, de n’en
garder que le titre pour un roman à la deuxième personne, dont
l’idée survient semble-t-il d’un coup, sur la « verbalisation
de la pensée ». Le 30 avril, j’en écris les premières
lignes : « Tu es mort. » (C’est un message de jeu
vidéo, déjà. Un message de partie perdue.) Le même jour, j’ai
l’idée d’intégrer Croissance au sein du récit de sa
relecture, des années plus tard. Je doute du résultat. Je m’y
lance quand même.
Tiens,
je vois que j’ai eu aussi un projet de remaniement de Se voir se
voir, dans les jours qui ont suivi. J’avais complètement
oublié. Je ne comprends même plus vraiment de quoi il s’agit, je
n’ai pas envie de faire l’effort.
Et
toujours des récits brefs et oniriques qui viendront nourrir
Mémoires des failles.
Être
publié, ça fait lire aussi. La même voix extérieure qui m’a
poussé à la publication me fait remarquer que maintenant que je
vais être publié, ce serait bien que je me remette à lire,
notamment mes contemporains. C’est vrai que c’est un peu gonflé
de prétendre être publié sans lire ses contemporains. Un jour, à
Chartres, je vais à la librairie. Je regarde. Tous les livres
présentés me tombent des mains avant d’être ouverts, ou presque.
Et puis, dans les rayons, peu visible, je tombe sur les Absences
du Capitaine Cook, d’Eric Chevillard. Je lis la première page.
Je n’en reviens pas. C’est donc encore possible. (Je ne m’étale
pas davantage, j’ai déjà raconté ça ailleurs.) Voilà, c’est
comme ça que je me remets à lire. Très loin de ce que fait
Chevillard, je ne tarderai pas à lire Hubert Mingarelli, dont une
photo orne le mur du bureau de Bertrand Visage, au 27 rue Jacob.
C’est bon aussi de lire un auteur aussi différent de soi. (En
2020, il vient de mourir. N’oubliez pas ses livres.)
La
publication de Hors, devenu Une affaire de regard, est
prévue pour la rentrée littéraire de septembre 2001. Je suis
convié par mon éditeur à en parler devant les représentants
chargés de la diffusion. Certains l’ont déjà lu. Apparemment
j’ai su capter l’air du temps. Je me demande bien comment j’ai
fait, il me semble pourtant que je ne vis pas du tout dans le temps.
Certains aussi s’étonnent, avec insistance, que le roman n’ait
pas été publié chez Minuit (le Seuil Diffusion diffuse aussi
Minuit, les représentants connaissent parfaitement le catalogue).
C’est vrai, pourquoi ? Comment se fait-il ? J’écoute
mon éditeur parler du livre. C’est la même personne qui a parlé
du même livre devant moi dans son bureau, mais les mots ne sont pas
les mêmes. Il insiste beaucoup sur le sexe et sur l’humour, j’ai
l’impression qu’il ne reste plus que ça. C’est vrai qu’il y
a des scènes de sexe et qu’elles sont drôles, mais quand même.
Je commence à deviner qu’éditer, c’est peut-être sélectionner
un texte sur ses qualités essentielles, puis le vendre pour ce qui
attirera a priori le lecteur. Bien sûr que c’est ça.
dimanche 16 février 2020
Écrire et publier ou pas (9) (printemps 2001)
La réalité est invraisemblable. J’ai au téléphone – au
téléphone fixe, je n’ai même pas de portable – un éditeur du
Seuil, qui est aussi un écrivain ; je connais son nom :
Bertrand Visage. La première des choses qu’il veut savoir, c’est
si je n’ai pas signé ailleurs, car ils ont tardé à réagir. Un
texte de cette qualité ne peut pas laisser indifférent. Pourtant il
a tout l’air d’avoir laissé indifférent Gallimard, Grasset et
Minuit à qui je l’ai envoyé aussi et qui n’ont répondu que par
des lettres-types.
Face
à lui je m’étonne, non pas de l’indifférence des autres
éditeurs, invraisemblable selon lui, mais que le Seuil ait pu
retenir ce manuscrit arrivé de façon complètement anonyme, par la
poste. Il m’assure que partout, chez tous les éditeurs sérieux,
tous les manuscrits sont lus. Encore aujourd’hui, la chose me
paraît tout à fait invraisemblable. Comment tous les manuscrits
pourraient-ils être lus ? Est-ce matériellement possible ?
D’ailleurs moi-même, je me rends bien compte que si j’étais
éditeur, je pourrais parfaitement me faire un avis négatif au bout
d’une page. Il m’assure aussi que ce qui m’arrive n’arrive
qu’une fois sur 10000, peut-être. Je devrais me réjouir. Je sens
bien que je devrais me réjouir davantage mais je n’y arrive pas
vraiment, c’est comme ça. Peut-être que si ça avait été pour
Croissance, quand j’avais vingt-trois ans, je me serais
réjoui davantage. Mais c’est pour Hors, le roman que j’ai
écrit « pour qu’il soit publié », et j’ai
trente-sept ans, mine de rien.
Apparemment
je dois ma chance à Patrick Grainville, que je n’ai jamais cherché
à remercier directement ; tiens je le fais maintenant, presque
vingt ans après. J’aime l’idée d’avoir à mon tour, parfois,
donné un coup de pouce quand je le pouvais, sans rien attendre ;
c’est aussi bien que de dire merci. Il a repéré le manuscrit, il
a parlé de « tragédie gommée », ça paraît très
juste à Bertrand Visage. Oui, je suis d’accord ; c’est tout
à fait ça. D’ailleurs j’aime beaucoup tout ce que j’entends
sur mon livre ; ça me paraît très vrai. A cette époque je
suis très peu capable de mettre des mots sur mon travail. Il lui
semble évident que j’ai du talent, de l’avenir en littérature.
En fait c’est la première fois qu’on me le dit, ça me gêne un
peu. Le texte, il n’y a rien à y revoir. Il sera publié en
l’état, ou quasi. Tel que je l’ai écrit à la main, en fait ;
j’ai encore le vrai manuscrit, il n’y a pour ainsi dire pas de
ratures. Seul le titre, Hors, n’est pas bon ; ça
risque de laisser le lecteur « hors », précisément.
Mais si je veux vraiment le garder, c’est possible. Je propose Une
affaire de regard ; oui, c’est bien. En fait non, ce n’est
pas non plus un bon titre ; mais à ce moment-là ça me paraît
bien. Je suis content, quand même.
samedi 15 février 2020
C’est ça l’amour
Mais il arrive un moment où trop de repos n’est pas bon. Il faut
sinon agir du moins marcher car alors le monde tourne sa toupie. De
l’autre côté du lac le marin de Poinsec s’est assis. Il nous
regarde et de temps en temps, nous foliérise de sa main. Nous
n’osons pas faire signe. Entre nous ce miroir gris, lumineux,
hérissé de fleurs de nénuphars, notre cal, notre val, notre tal
aboli où disparaître créerait des ombes, où s’enjurter
couperait carrément le pays en deux. On le regarde il nous regarde
et ça fait une douceur. On se secouerait bien comme de petits
éléphants, de droite, de gauche, de droite, de gauche et à cause
de l’hypnotésisme de la chose, on dévoguerait ou rassumerait. Il
rit. Il est très condamine ce garçon d’autrefois. On rit, comme
des joyeux de la crèche. Il suffit qu’il déploie son dran corps
d’astrobèle pour qu’on ait le cœur enverté ; il se
rassoit ? On pause un peu. Toutes les engeances de nos
émossillons montent et descendent selon qu’il bruit ou réunit.
Lève-t-il le bras ? On grince un dat. L’abaisse-t-il ?
On purtile. Fait-il mine de se lever et alors nos cœurs c’est fou
sont si embrasants qu’incendiés sur-le-champ, on pourrait être.
C’est ça l’amour rudit Élem. Il semble s’amuser, notre
infodèle amoureux. Jette un rai dans le lac ; on surdit.
Prangue une verse à ses côtés ; on vurdit. Et quand ses yeux
nous regardent on est des barques sur le lac. Aimer ainsi ne rend pas
heureux comme l’amitié mais c’est ce qu’on attend depuis
toujours. Être enfourné.
Anne
Serre, Grande tiqueté, Champ vallon, 2020, p.
45-46.
Écrire et publier ou pas (8) (1995-2001)
Alors je m’y mets. Puisqu’il faut écrire quelque chose qui soit
publié, je vais écrire quelque chose pour que ce soit publié. En y
repensant, je me vois un peu comme un somnambule. En tout cas, je
pense moins que d’habitude – alors que l’un des thèmes
essentiels du roman est précisément l’excès de la pensée. Je
prends un nouveau petit classeur, un paquet de feuilles à petits
carreaux, et je commence. C’est un vrai début. D’ailleurs c’est
aussi la rentrée scolaire. Septembre 1995. J’écris : « Ça
y est, c’est là qu’il descend ; alors il descend. »
Oui, c’est toujours l’incipit de Rien (qu’une affaire de
regard). Je descends de ce promontoire où je ne pouvais plus
écrire, en tout cas où je ne pouvais pas écrire « quelque
chose qui soit publié », tandis qu’Herbert, oui, déjà lui,
descend avec plus de simplicité du RER. Il devient cette espèce de
double dégradé de moi-même, que je m’amuserai à ressortir une
vingtaine d’années plus tard.
Mais
au fond, même si je me suis lancé dans ce projet pour
écrire« quelque chose qui soit publié », je ne crois
pas un instant que ce sera publié. Alors je prends mon temps. Je
continue Se voir se voir, je continue même Par temps
clair, quand j’arrive à y croire encore. Et bien sûr, j’écris
toujours des textes isolés. Très loin, très loin encore mais avec
un peu plus de netteté, il y a l’horizon quelque chose qui
deviendra Mémoires des failles.
Plus
le temps passe cependant, plus je me surprends à croire au roman que
j’ai entrepris « pour qu’il soit publié », et qui à
cette époque s’intitule Hors, ou Dehors, je ne sais
pas encore. Il y est question de rester en échec, à l’extérieur
de l’essentiel, de la vie comme du sexe féminin où le tout jeune
Herbert, trop plein de la pensée de lui-même, peine à pénétrer.
L’écriture s’en accélère, si j’avais les dates sous les yeux
je pourrais le prouver chiffre à l’appui mais zut, je n’ai pas
le vieux carnet sous la main au moment où j’écris ce billet. Je
ne me rends pas bien compte que je commence à contracter les défauts
des auteurs contents, qui souvent sans s’en rendre compte sont
tentés de s’imiter eux-mêmes. J’essaierai de corriger ça des
années plus tard, quand le roman reparaîtra chez Quidam. Pour le
moment, c’est l’euphorie. Vers la fin de 2000, je mets un point
final au roman. Entre temps, je me suis acheté mon premier
ordinateur, je ne suis pas un fondu de technologie mais il le
fallait, pour taper tout ça sur traitement de texte.
La
même voix extérieure qui m’avait fait prendre conscience de la
nécessité de la publication résonne de nouveau, après lecture du
manuscrit : « C’est très bon, ce sera pris tout de
suite. » Je n’y crois pas une seconde. Qu’est-ce qu’elle
y connaît de plus que moi ? Je tarde à envoyer le manuscrit.
Enfin, poussé dans le dos, je l’envoie par la poste chez
Gallimard, au Seuil, chez Grasset, et chez Minuit bien sûr. Je ne
connais rien du tout à l’édition. D’ailleurs je n’ai jamais
lu un auteur contemporain, depuis que Beckett est mort. Je ne lis
plus rien du tout depuis des lustres. Je reçois quatre refus
impersonnels mais le Seuil le prend tout de suite, inquiet de se
manifester trop tard, un texte pareil ne peut pas laisser
indifférent. Sans blague. En fait c’est tout con de se faire
publier par un gros éditeur. Il suffit de le vouloir.
vendredi 14 février 2020
Écrire et publier ou pas (7) (1991-1995)
Je passe toujours autant de temps à écrire mais je n’écris pas
grand-chose. J’ai l’impression qu’écrire est indissociable de
la conscience de son empêchement. Les derniers textes que j’ai
lus, relus plutôt, avant de m’arrêter, ce sont ceux de Beckett.
L’Innommable, surtout. Comment écrire encore quelque chose
d’un peu long ? Je ne vois pas comment je pourrais faire plus
que quelque chose comme ça (ça doit dater de 1993 ou 1994, et ça
s’intitule Derniers recours ; rien que le titre est un
programme) :
Après
plusieurs effondrements ne se soulèvent plus que des grains épars
et isolés. Puis le silence s’abat comme une averse molle. Seuls
vestiges d’un tourment révolu des ondulations toujours plus vagues
s’effacent dans une apparence de poussière en suspension et de
mornes lointains. Le temps même se fixe en un présent accompli, la
personne ne se distingue pas de l’univers d’essence restreinte.
Rien n’offre de prise. On ne tentera pas de saisir ce qui n’est.
C’est
tout. D’un côté,
j’aime bien les raisins secs. D’un autre côté : mais quand
même. Beaucoup de proses brèves sont à l’avenant, sauf
certaines, plus oniriques, que je commence à voir se constituer
comme un ensemble, celui qui finira par donner Mémoires
des failles.
Je
ne lis plus de romans. Je crois que je lis encore un peu de poésie
quand même, pourvu que le texte soit court. Disons que la lecture de
la poésie fait de la résistance ; elle finira quand même par
rendre les armes, vers
1993, je dirais.
Comme
j’avance de moins en moins dans Par
temps clair, je me
donne un autre projet à long terme, une sorte de journal littéraire
(en plus du petit Carnet vert, que je tiens toujours). Ça s’appelle
Se voir se voir
et je ne sais plus bien ce qu’il y a dedans.
C’est
à ce moment-là que j’entends une
voix à l’extérieur,
ce n’est pas moi qui parle mais
c’est une
voix qui me
dit ce que je n’ose pas penser – et soudain c’est exactement ce
que je pense :
« Quand
même, avec tout le temps que tu passes à écrire, ce serait bien
que tu écrives quelque chose qui soit publié. »
lundi 10 février 2020
Écrire et publier ou pas (6) (1986-1991)
Je me souviens d’un grand vide. Le roman, qui est devenu le livre
qui m’a fait, qui ne s’intitule pas Croissance pour rien,
est terminé. Très vite je ne croirai pas sa publication possible.
Ma pièce a été jouée. Mes études ont pâti du peu de temps que
je leur ai consacré.
Je
consulte le vieux carnet vert pour vérifier si je ne me suis pas
trompé dans la chronologie. Si, un peu : le 7 juin 1986, je
suis encore en plein milieu de l’adaptation du Vieux Marin de
Coleridge : 232 alexandrins (sur les 600). Je projette d’écrire
un roman intitulé Par temps clair. Ces trois mots sont les
derniers de Croissance. J’ai envie d’écrire une pièce de
théâtre où l’on verrait un homme en train d’essayer de
s’étrangler lui-même. Ça reste une envie. J’écris une autre
pièce de théâtre, elle ne vaut pas la première (dont la valeur
aussi m’apparaît aujourd’hui bien relative) ; on ne la
jouera pas. J’écris des proses brèves. Quelques-unes seront
reprises dans Mémoires des failles. Je continue mes sonnets.
Ils progressent. Je finis par me lancer dans l’écriture de Par
temps clair. Plus le temps passe, moins je l’écris. Là, j’en
ai quelques passages sous les yeux, pas la peine de montrer ça. Je
finirai par arrêter ce roman au bout d’une quarantaine de pages ;
celui qui porte ce titre dans ma bibliographie n’a presque rien à
voir. Je crois qu’il reste une phrase de la première version, mais
je ne me rappelle plus laquelle.
Je
ne tiens pas la longueur. Ou je ne la tiens plus. Les formes brèves
sont quand même plus abouties.
Koubla
Khan, c’est en 1989 seulement que je l’adapte en alexandrins.
C’est pour ça que c’est meilleur. Et toujours des sonnets. En
1991 je les arrête. Je voulais faire quelque chose de cette année
palindrome, mais en fait rien. Et puis peu à peu (mais je ne m’en
rends pas compte tout de suite), j’arrête de lire. C’est
difficile de dire quand exactement.
samedi 8 février 2020
Écrire et publier ou pas (5) (1983-1986)
Il se trouve qu’à cette époque je fais des études d’anglais et
qu’à cette occasion je découvre la poésie de Coleridge ; ça
fera un Sam de plus à mon Panthéon personnel. Je me lance aussitôt
dans une adaptation du Vieux Marin en alexandrins. Six-cents,
quand même. Quelques-uns sont encore lisibles. En fait depuis
quelque temps, et même de plus en plus souvent, à force, il
m’arrive d’écrire des textes qui restent lisibles. (Encore
faut-il, pour avoir la possibilité de s’en rendre compte, avoir le
courage de ne rien jeter, et de relire de temps en temps les pires
niaiseries. Savoir d’où on vient.) Mais alors que c’est
éparpillé ! Ça part vraiment dans tous les sens. A côté de
proses plutôt d’avant-garde, j’écris toujours mes sonnets, je
tente une première fois de monter ma pièce de théâtre, une fois
mon Vieux Marin achevé j’enchaîne avec une adaptation de
Koubla Khan (et, tiens, c’est de mieux en mieux) et surtout
je continue toujours mon vieux roman, devenu pour le coup
complètement expérimental, auquel je mettrai un point que je
croirai final au début de l’année 1986, soit dix ans après
l’avoir commencé.
Cet
éparpillement, je n’en ai pas vraiment conscience, à l’époque.
Je ne cherche pas à savoir s’il a un sens. Je ne sais pas à
quelle profondeur il est ancré, et je ne me doute pas qu’il
deviendra mon principal obstacle éditorial.
A
ce propos, j’emprunte la vieille Remington de ma maman, et je tape
le roman à la machine. Je dis « le roman » pour ne pas
dire le titre. Il lui manque encore quelque chose pour être lisible
mais aujourd’hui encore je considère que c’est lui qui m’a
fait et que c’est sans doute ce que j’ai écrit de plus
important. Mais il lui manque incontestablement quelque chose pour
être lisible. Des quatre ou cinq gros éditeurs auxquels je l’envoie
(par la poste évidemment, à l’adresse recopiée à l’intérieur
d’un bouquin), seul Grasset, tiens donc, parle de « curieux
manuscrit ». Le reste, des lettres-types. Je n’enverrai plus
rien avant longtemps. De toute façon je n’ai jamais cru que
c’était possible, d’être publié. Des amis me sollicitent pour
monter ma pièce de théâtre. On s’y met. En juin 1986, nous
jouons sur des planches modestes, mais parisiennes quand même.
vendredi 7 février 2020
Écrire et publier ou pas (4) (1980-1983)
Alors je continue. J’ai compris la direction, c’est par-là qu’il
faut aller. N’empêche, j’ai l’impression d’avancer dans une
boue qui me colle aux chaussures. C’est mauvais, c’est mauvais.
Il faut faire avec le mauvais, puisque c’est mauvais, mais comment
faire du bon avec du mauvais ? J’en ai de bonnes.
Alors
j’écris encore plus, encore d’autres choses, sans arrêter pour
autant ce mauvais livre. J’écris même des sonnets, en
alexandrins. Je me suis découvert une passion pour les Chimères,
de Nerval. Au moment où je commence à voir ce que je fais comme une
sorte d’avant-garde, j’écris des sonnets. Ça délie la plume,
en tout cas.
Et
des textes brefs, aussi. Certains, inspirés de rêves, me fourniront
la matière du deuxième album de Mémoires des failles,
presque vingt-cinq ans plus tard.
Et
puis j’écris une pièce de théâtre, aussi – ou plutôt j’écris
quelque chose qui finit par devenir une pièce de théâtre. Elle porte beaucoup la marque du maître (je me suis déjà enfilé l’œuvre
entière de Beckett, avec d’ailleurs une préférence pour les
romans, qui ne se démentira pas). Tout ça c’est juste avant
d’avoir vingt ans.
Je
le sais parce que je tiens un carnet, dans lequel j’écris sur ce
que j’écris. La première date : 8 novembre 1980.
jeudi 6 février 2020
Écrire et publier ou pas (3) (1977-1980)
Une fois, je n’en peux déjà plus et je ne réussis pas à
renoncer. Le roman, de science-fiction comme d’habitude, est encore
plus mauvais que les autres. Mais il n’est plus possible de
s’arrêter, il faut que je continue. (Aujourd’hui encore, quand
je lis des textes mauvais, ou faibles, écrits par des gens que je ne
connais pas, il m’arrive de les aimer. Il faut aimer ce qui est
insuffisant. On ne sait pas ce qu’il y a derrière, on ne sait pas
d’où ça vient. On ne sait pas ce qu’il y aura après.)
Je
grandis. Je suis à un âge où l’on grandit vite. Mon esprit
critique grandit plus vite que mes capacités à écrire quelque
chose de valable. J’écris ce roman, toujours le même, qui se
défigure sous mes yeux, tout en restant différemment illisible. Je
commence à écrire des poèmes, aussi. À cet âge-là, on écrit
forcément des poèmes. J’en retire plus de satisfaction. De courts
textes en prose, aussi. Bref.
Et
puis, à dix-sept ans, mon professeur de français me fait lire
Beckett.
(Elle
mérite bien une parenthèse, mon professeur de français. Et même
un paragraphe. C’est la première personne à qui je fais lire un
texte, ce qui pour moi à l’époque est à peu près inimaginable.
Il faut dire que les conditions sont exceptionnelles : nous
sommes neuf élèves en classe. Elle lance un club théâtre. Je
découvre que j’aime ça. J’en ferai pendant vingt ans –
j’arrêterai au moment de la première publication. Sur son conseil
aussi, je lis Kafka, Flaubert. Elle s’appelle Danielle Auby.
Interrogez Google si son nom ne vous dit rien. Elle a publié
quelques très beaux livres chez Flammarion, chez Champ Vallon, à la
Chambre d’écho. Mais cela, je ne le découvrirai qu’après avoir
moi-même publié plusieurs livres.)
Donc
j’ai dix-sept ans et je découvre Beckett. Et je découvre Beckett
précisément au moment où je commence tout seul à prendre
conscience que mon insuffisance, je peux en faire quelque chose. Que
c’est précisément l’incapacité de dire qui peut, qui doit
devenir le moteur paradoxal de mon écriture. Mon roman, mon si
mauvais roman que je traîne comme une honte depuis déjà trois ans,
il faut que je le continue.
mercredi 5 février 2020
Écrire et publier ou pas (2) (1974-1977)
Je n’ai pas dit quoi écrire et déjà à l’époque c’est la
question critique. Quoi écrire. Écrire, mais quoi. A l’école mes
rédactions sont sèches et vides. J’ai du vocabulaire, j’ai la
grammaire instinctive, mais les rédactions, franchement, non. Je me
souviens du sentiment, au moment d’écrire. A quoi bon. Qu’est-ce
qui mérite vraiment d’être raconté ?
Je
me rappelle un instant de satisfaction, quand même, en 6e.
Je ne raconte pas vraiment, je dis juste ce qui se passe avant. Je
dis ce qui se passe avant, et au moment où l’action va commencer,
je m’arrête. La rédaction est d’une longueur normale. Le
plaisir est là, pour moi, dans cet instant qui précède l’action.
La prof n’est pas de cet avis. Elle trouve que c’est frustrant.
C’est frustrant, en effet. Je ne sais pas encore que je suis en
train d’apprendre que la littérature, c’est une histoire de
frustration. C’est un rêve inaccessible. C’est une direction
indiquée, mais juste une direction.
Des
pages retrouvées du roman de 1975, seule la première vaut un peu
quelque chose. Il ne faudrait pas continuer. Alors j’accumule les
débuts. C’est de la science-fiction, parce que c’est surtout ce
que je lis à l’époque, mais ça n’a pas grand sens de dire ça.
Et même si j’apprends à écrire correctement – les notes au
collège me le confirment –, il n’y a pas de vrai progrès. Au
contraire. Je me rends compte, je me rends bien compte que c’est de plus
en plus mauvais. A l’époque je dis mauvais, mais il faudrait
plutôt dire sans intérêt. Faible. Notamment ce texte, un roman de
science-fiction encore, que j’ai commencé en 1977, vers le début
de 1977 je pense, et que je n’ai plus arrêté. Le plus mauvais de
tous, c’est celui que je n’ai pas voulu arrêter.
A
suivre, bien sûr.
lundi 3 février 2020
Écrire et publier ou pas (1) (1971-1975)
Tiens je vais relancer ce blog en racontant ma vie. Mais juste ce qui
a rapport à écrire et publier (ou pas), il n’y a guère que ça
d’intéressant. (En réalité, non : ma vie est un roman à
rebondissements incroyables, vous ne pouvez même pas imaginer, mais
je préfère en rester l’unique lecteur.)
Alors
il y a approximativement quarante-huit ans ça m’est tombé dessus,
sans doute pas de nulle part mais ça fait bien trop longtemps pour
que je me souvienne d’où : je serai écrivain. Ça n’a pas
tellement de rapport avec lire ni même avec écrire, à l’époque,
mais c’est là, et ça ne se discute pas. (D’ailleurs un peu plus
tard j’imaginerai un personnage d’écrivain qui n’écrit pas et
ne publie pas mais qui est écrivain quand même.) Assez vite
cependant je fais la relation entre être écrivain et écrire, mais
comme j’ai huit ans j’ai parfaitement conscience qu’il est bien
trop tôt : il faut attendre que je grandisse un peu. J’ai de
la patience, déjà. Ça tombe bien : il m’en faudra beaucoup.
Je tiens le coup quatre ans. A cet âge, c’est énorme. Encore
maintenant, je suis fier d’avoir tenu si longtemps. Et puis je
succombe. J’ai douze ans, mais comme c’est le sujet d’un
prochain livre, je n’en dis pas plus là-dessus, sinon que l’idée
de départ était vraiment originale, et la réalisation à la
hauteur de mes douze ans et vraiment pas davantage (j’ai finalement
retrouvé ce texte que je croyais perdu). A noter qu’à l’époque,
même si je suis plutôt bon lecteur pour mon âge (disons plutôt
lecteur précoce que bon lecteur), le rapport entre la lecture et
l’écriture n’est pas du tout évident pour moi. L’écriture
devient une activité principale, la lecture reste une activité tout
à fait secondaire. Ça changera un peu avec le temps, mais pas tant
que ça : l’écriture restera une activité première, la
lecture une activité seconde. Écrire et lire plutôt que lire et
écrire.
Inscription à :
Articles (Atom)