On était sans nouvelles de Monsieur Jones
depuis sa fameuse chute au
fond d’un trou – de mémoire. Par malice, j’ai ouvert la trappe sous
les semelles de mes élèves de troisième, qui ont su retrouver sa trace.
Monsieur Jones s’est fait refiler des souvenirs de
contrebande par un indélicat : le voici coincé tantôt dans le
désert du Kalahari (à moins que ce ne soit celui d’Acatama ?), tantôt
en croisière sous les tropiques. Mais alors vraiment coincé, sur cette
croisière ; mes élèves
(qui, cette fois encore, sont aussi ceux d’Alexandre ; merci à lui)
n’en démordent pas. On sait pourtant comment trop souvent les choses se
gâtent :
…Mon souvenir était prometteur ; il ne se passait pas un instant sans
que j’en découvre les délices : là, moi qui n’avais jamais su jouer d’un
seul instrument – du moins
était-ce mon impression –, j’excellais au piano et à la contrebasse.
Là, moi qui n’avais jamais su danser (encore une fois, c'était une
impression), je faisais virevolter mes partenaires. De la
même façon, je parlais au moins dix langues
(l’américain, l’espagnol, le chinois et s’il le fallait je pouvais aussi
parler bambara, cajun, fang, quecchua, biélorusse, japonais et
alsacien). De la même façon, je battais tout le
monde au ping-pong. Au tennis. Au golf. Au crawl. Au whist. Au nain
jaune. À la tequila. (Succession d’images de monsieur Jones en tennisman, en joueur de
ping-pong, en maillot de bain…)
Image suivant : monsieur Jones au micro.
…Chaque soir, en compagnie des musiciens du Old Angel, je finissais la
soirée sur l’air de Where Are You Going to, my Pretty Girl ?.
Nouvelles images de la mer et passage à nouveau – rapide – des images précédentes.
…Chaque matin, j’évoquais la beauté des hibiscus et des étoiles de mer…
Dans mon souvenir, j'étais beau et plein d'humour, intelligent et adaptable.
Mêmes images – avec des détails changés (à la façon du « jeu des sept
erreurs ») ou des pans entiers qui manquent.
…Seulement, dès le quatrième jour, les choses commençaient à tourner mal.
Je me mettais à dire des choses incompréhensibles : je posais des questions en ouolof ou en tagalog et répondais
en songhay-zarma.
J’étais incapable de jouer Where Are You Going to, my Pretty Girl ? (je chantais à tue-tête Frère Jacques).
Je ne savais plus danser, même les slows.
…J’envoyais toutes les balles de golf à la mer.
Je mettais des tee-shirts fluo et des pantalons trop larges de joueur de hockey.
Je fumais les pailles, tenais les menus à l’envers, mangeais tous les desserts.
Bref,
à chaque instant, le pire était à craindre si bien que le lendemain de
ce quatrième jour, je décidai de ne plus
sortir de ma cabine, ou seulement le soir, pour une promenade
solitaire sur le pont, pleine d’amertume et de mélancolie, quand j’étais
sûr de ne croiser personne.
Pascale Petit, Monsieur Jones, scène 7.
Il y a de
l’espoir cependant : vous avez vu cette jeune fille qui traverse en
tricycle le désert du Kalahari (à moins que ce ne soit celui
d’Acatama ?), à côté des trois bédouins et des deux pères Noël ?
Attendez qu’elle s’endorme et mes élèves sauront souffler à Monsieur
Jones les mots qu’il faut – en présence même de l’auteur ils ont su oser. Oui, il y a de l’espoir pour Monsieur Jones !
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